Het aantal kinderen dat op het speciaal onderwijs = ons buitengewoon onderwijs) zit neemt weer toe: "de kinderen worden alsnog zwaar beschadigd naar speciale scholen doorgestuurd."
Het aantal kinderen dat op het speciaal onderwijs = ons buitengewoon onderwijs) zit neemt weer toe: "de kinderen worden alsnog zwaar beschadigd naar speciale scholen doorgestuurd."
Weer meer leerlingen op speciale scholen
Voor het eerst in jaren is het speciaal onderwijs met honderden leerlingen gegroeid. Veel kinderen met ernstige gedragsproblemen hebben te lang zonder juiste begeleiding in gewone klassen gezeten. Nu de boel daar escaleert, worden ze alsnog zwaar beschadigd ...naar speciale scholen doorgestuurd.
Ellen van Gaalen 13-11-17, 06:00
Reguliere scholen proberen kinderen zo lang mogelijk vast te houden, omdat het ze anders geld kost
De afgelopen jaren daalde het aantal leerlingen in het speciaal onderwijs. In het kader van de Wet passend onderwijs moeten meer zorgleerlingen in gewone klassen blijven.
Maar voor het eerst zitten nu ruim 800 kinderen meer dan vorig jaar in het speciaal onderwijs. Dat blijkt uit de voorlopige cijfers van het aantal basisschoolleerlingen die deze krant analyseerde.
Grote zorgen
Speciale scholen maken zich grote zorgen, omdat deze leerlingen nu op latere leeftijd, met heftigere problemen binnenkomen. ,,Reguliere scholen proberen kinderen zo lang mogelijk vast te houden, omdat het ze anders geld kost'', constateert Wim Ludeke, voorzitter van Landelijk Expertisecentrum Speciaal Onderwijs (LESCO) en bestuursvoorzitter bij De Onderwijsspecialisten. ,,Met de beste bedoelingen, maar ze hebben nooit aangegeven waar hun grens ligt. Nu raakt het vat vol.''
Het geld dat reguliere scholen krijgen voor zorgleerlingen gaat niet altijd naar extra hulp voor de kinderen die dat nodig hebben. Volgens de Algemene Vereniging Schoolleiders (AVS) speelt dat een belangrijke rol, omdat scholen sowieso krap bij kas zitten.
Miljoenen euro's minder
Hoewel het ministerie van Onderwijs zegt dat er niet bezuinigd wordt, hebben sommige regio's wel degelijk miljoenen euro's minder te besteden. Daardoor ziet het speciaal onderwijs dat scholen vooral kijken naar de kosten, en niet naar wat de beste plek is voor een kind.
Het ministerie van Onderwijs wil nog geen conclusies trekken. Een woordvoerder zegt dat de cijfers 'zeer voorlopig' zijn en wil pas verder kijken als de definitieve bekend zijn.
Vygotky is geen (socio)-constructivist. Specifiek karakter van schoolse/vakdisciplinaire kennis bij Vygotsky
Vygotsky is geen
(socio-)constructivist! Specifiek
karakter van schoolse/wetenschappelijke kennis. Haaks op visie van Piaget,
Bruner, constructivisten ....
Passages uit Langage et
apprentissage chez J. S. Bruner et L. Vygotski, par Alain Firode
In tijdschrift Skohle,fr; Publié
le 8 février 2016
Le modèle de la langue étrangère
(I) : la spécificité de la transmission scolaire des savoirs
Tournons-nous maintenant vers
Vygotski. Ce dernier fait également référence à lapprentissage de la langue
comme modèle pour lanalyse dautres types dapprentissage. Cependant, à la
différence de ce quon vient de voir chez Bruner, il ne sagit pas de la langue
maternelle, mais dune langue étrangère. Deux caractères propres à
lapprentissage des langues étrangères expliquent plus particulièrement le
privilège que lui confère lanalyse vygotskienne.
Le premier tient à ce quon
napprend pas une langue étrangère comme on apprend sa langue maternelle :
lapprentissage de la langue maternelle, qui se fait par interaction avec
lentourage, va du concret à labstrait, du pratique au théorique (du maniement
oral de la langue à sa maîtrise écrite) ; celui de la langue étrangère,
qui se fait par assimilation de règles, va de labstrait au concret, du
théorique au pratique (du maniement écrit de la langue à sa maîtrise
orale[26]).
Il en va de même, selon Vygotski,
en ce qui concerne la différence entre lapprentissage de ce quil appelle les
« concepts spontanés » et celui de ce quil appelle les
« concepts scientifiques » (ou « académiques ») :
« Lassimilation dun concept scientifique se distingue de celle dun
concept quotidien à peu près comme lassimilation dune langue étrangère se
distingue de celle de la langue maternelle »[27]. Les concepts dits
« scientifiques » désignent les notions dont la signification est
dépendante dun système organisé de connaissances (comme le concept newtonien
de force qui se définit par légalité de la force au produit de la masse par
laccélération). Ils sont acquis au moyen dune « définition verbale
initiale »[28]. Les concepts dits « quotidiens », quant à eux,
désignent les notions dont le sens est « indépendant dun système déterminé »
(comme la notion de « frère » par exemple).
A la différence des précédents,
ils sacquièrent au moyen dun processus de type inductif, en sélevant
progressivement « vers des généralisations »[29]. Chacun de ses deux
types de concepts, pensé isolément et dans son état initial, présente une
« faiblesse » : les concepts scientifiques, au départ, sont
abstraits et théoriques ; les concepts quotidiens, quant à eux, ne sont pas
maîtrisés de façon logique et volontaire, en sorte quils ne peuvent être utilisés
en dehors dune situation dialogique concrète (lenfant, par exemple, se montre
incapable de définir la notion de « frère » alors quil sait en faire
usage). Dans le cas dun concept scientifique nous avons initialement une
conscience claire du concept lui-même et de ses caractères logiques et
relationnels, mais une conscience confuse de lobjet quil désigne (sa
référence) ; inversement, dans le cas dun concept spontané, nous avons
une conscience claire de lobjet désigné, mais une conscience confuse du
concept lui-même et de ses propriétés logiques. Chacun de ces deux types de
concepts, en raison de son insuffisance propre, doit donc « se
développer », aussi bien les concepts spontanés que les concepts
scientifiques : « Le concept spontané de lenfant se développe
de bas en haut, des propriétés inférieures aux propriétés supérieures, alors
que les concepts scientifiques se développent de haut en bas, des propriétés
plus complexes et supérieures aux propriétés plus élémentaires et
inférieures »[30]. Le concept scientifique, comme dit joliment Vygotski,
« germe vers le bas » (vers la sphère de lexpérience concrète) alors
que le concept quotidien « germe vers le haut »[31] (vers
labstrait et le relationnel).
Il résulte de cette analyse que
les deux modes dapprentissages, celui des concepts spontanés et celui des
concepts scientifiques, convergent en quelque sorte lun vers lautre sans
jamais toutefois pouvoir ni devoir se confondre lun avec lautre, se recouper
lun lautre. Lidée directrice de la théorie vygotskienne est que la formation
de lesprit résulte de la rencontre de ces deux processus indépendants qui
doivent se fertiliser en quelque sorte lun lautre : dun côté le processus
naturel dacquisition des connaissances spontanées, qui se fait par induction
et interaction avec une situation ; de lautre le processus culturel
dacquisition des savoirs scientifiques qui se fait par transmission
systématique des connaissances.
Or, comme le souligne Vygotski,
il ny a rapport que sil y a distinction : « Le lien entre les deux
processus et limmense influence quils exercent lun sur lautre sont
possibles précisément parce que les uns et les autres concepts suivent dans
leur développement des voies différentes »[32]. Les deux peuvent certes
être mis en relation (et le but de laction pédagogique est justement de
permettre cette mise en relation) mais ils ne peuvent lêtre que si lon a
préalablement reconnu leur indépendance structurelle.
Vygotski, par conséquent, exclut
quil soit possible ni même souhaitable dacquérir un concept scientifique sur
le mode inductif et interactif, comme sil sagissait dun concept spontané. La
nature des concepts scientifiques est telle, au contraire, quils «
apparaissent et se forment dans le processus dapprentissage scolaire dune
manière tout autre que dans le processus de lexpérience personnelle de
lenfant »[33]. La raison en est que le concept scientifique est
« médiatisé par un autre concept et que, par conséquent, en même
temps que le rapport à lobjet, il inclut aussi le rapport à lautre concept,
c'est-à-dire les premiers éléments dun système de concepts »[34]. Parce
quil nexiste que rapporté à un système symbolique organisé, le concept
scientifique requiert un enseignement « systématique » qui « va
de pair avec la transmission des connaissances à lenfant dans un système
déterminé »[35].
Ainsi, quoiquil utilise lui
aussi le terme de « collaboration »[36] pour désigner la relation
maître-élève, Vygotski ne conçoit pas celle-ci à la façon de Bruner. Dans son
analyse, laccent nest pas mis sur la dimension interpersonnelle du rapport
maître-élève, ni sur lanalyse dun processus de « partage mental »,
mais sur la forme « systématique » que requiert la transmission des
connaissances scolaires.
Le modèle de la langue étrangère
(II) : leffet psychologique des savoirs structurés
Il est un deuxième point
important (le plus important peut-être) qui se tire de lanalogie entre
apprentissage des concepts scientifiques et apprentissage dune langue
étrangère. A savoir lidée que lassimilation des concepts scientifiques, qui
résultent dun apprentissage scolaire et systématique, produit en retour un
développement de nos connaissances spontanées, acquises quant à elles de façon
inductive et interactive (Vygotski cite à cette occasion lobservation de
Goethe selon laquelle on ne sait vraiment parler sa propre langue que lorsquon
a appris une langue étrangère[37]). De même que la maîtrise dune langue
étrangère modifie et approfondit notre perception et notre maîtrise de notre
langue natale, de même selon Vygotski lacquisition scolaire de tel ou tel
concept scientifique a une « influence immense » sur nos concepts
quotidiens, en ce sens quelle augmente la maîtrise que nous en avons en
rendant leur maniement « plus conscient et volontaire »[38].
La fameuse notion vygotskienne de
« zone prochaine de développement » (ZPD) se rattache directement à
cette idée. Soutenir lexistence dune ZPD, en effet, revient à soutenir quil
est un espace logique où les savoirs objectivés présentés selon leur
« structure interne, leur logique propre de développement »[39]
peuvent modifier et réorganiser les connaissances et les fonctions mentales
subjectives de lélève. Autrement dit, à soutenir quil est une zone où
la rencontre avec des savoirs déjà structurés et organisés en système possède
un réel pouvoir structurant sur lesprit, susceptible de modifier notre
fonctionnement mental et notre rapport au monde.
Ainsi comprise, la ZPD désigne
donc moins la mesure dune distance (la distance entre les aptitudes du sujet
et telle ou telle connaissance quil est en charge dacquérir) que la mesure
dun pouvoir dynamique, dune puissance à réaliser des effets, en loccurrence
la puissance des savoirs organisés à produire une réorganisation mentale, à
structurer lesprit du sujet et son rapport au réel. La notion de ZPD, en
définitive, désigne le pouvoir du logique sur le psychologique : dire
quun concept est au-delà ou en deçà de la ZPD dun élève, cest dire quil ne
peut être « développé », c'est-à-dire produire une réforme des modes
naturels de penser de lélève. Un concept qui nest pas dans la ZPD, par excès
ou par défaut, est un concept sans puissance, un concept qui ne produit pas
deffet psychologique.
Cette théorie de la ZPD conduit
Vygotski à envisager lactivité de lélève dune façon originale et inédite,
fondamentalement différente de celle que proposent les pédagogies ordinairement
qualifiées « dactives » ou les pédagogies qui se réclament, comme
celle de Bruner, dun certain « progressisme » éducatif.
En plusieurs endroits de son
uvre, en particulier dans Pensée et Langage, Vygotski montre en effet quil
est nécessaire de requalifier certaines conduites ordinairement jugées
« passives » par les partisans des « méthodes actives »,
c'est-à-dire, dune manière générale, les attitudes et les conduites qui sont
celles du sujet face à un ensemble de connaissances déjà organisées, exposées
systématiquement.
Nous jugeons par exemple que
lélève est passif quand on lui « montre » la solution dun problème
en mathématique. Pourtant, remarque Vygotski montrer la solution, ce nest pas
« donner » la solution, au sens dun processus où le sujet serait
purement réceptif et passif : cest susciter une activité intelligente,
qui « fait avancer ma propre pensée »[40] et, dans certaines
conditions que déterminent justement la notion de ZPD, produit une
transformation profonde de mes schémas naturels de pensée.
Ces conduites apparemment
passives mais en fait actives, appartiennent à la catégorie générale que
Vygotski désigne par le terme dimitation : « Limitation, si on
lentend dans son sens large, est la forme principale sous laquelle sexerce
linfluence de lapprentissage sur le développement et cest là aussi
précisément le contenu de la ZPD »[41].
Comme lindique Vygotski, la
notion dimitation dans cette citation doit être prise « au sens
large ». Par quoi il faut comprendre quelle nest pas relative à la
conduite gestuelle : on peut certes imiter un geste ou un mouvement mais
aussi imiter une pensée (en reproduisant mentalement un discours, comme
lorsquon « suit » un exposé, une démonstration faite par un
professeur). Bref, la ZPD dun sujet désigne lensemble des connaissances déjà
structurées quil peut reproduire de façon active et créatrice, de telle façon
que cette reproduction ne soit pas une activité mécanique (une simple
« copie ») sans effet sur son développement ni ses concepts spontanés
(comme cest au contraire le cas pour limitation animale : un animal
copie, singe mais nimite pas). Le fait de posséder une ZPD, dêtre capable
dapprendre par imitation, constitue pour Vygotski la propriété primitive du
sujet humain, celle dont découlent les caractères spécifiques de la
psychè humaine[42].
On voit, par conséquent, que
Bruner, et à sa suite les pédagogues quil a inspirés, ont détourné la
signification originale et vygotskienne de la notion de ZPD. La conception
quen proposent le plus souvent les ouvrages pédagogiques contemporains est
biaisée : comme chez Bruner, ceux-ci font de la ZPD le lieu de la
rencontre entre deux consciences, lespace théorique où un « prêt de
conscience » est possible, aboutissant à la formation dun
« microcosme partagé » (toutes ces expressions sont de Bruner). Les textes
de Vygotski disent pourtant tout autre chose. Ils ne font jamais référence à
lidée, au fond très subjectiviste et même personnaliste, dun quelconque
partage ou communauté / communion desprits, mais seulement à lidée quil est
un certain espace théorique où lécart entre les connaissances subjectives de
lélève et les connaissances objectives qui lui sont présentées autorise un
processus dimitation créative (écart en-deçà et au-delà duquel celle-ci nest
pas possible). Nous serions tentés de dire, pour utiliser un vocabulaire
poppérien, que la ZPD désigne en définitive lespace où lesprit, comme dit
Popper, peut « interagir avec des objets du troisième monde »[43],
c'est-à-dire interagir avec les connaissances objectives déposées dans des
supports symboliques.
Vygotski est-il
« socioconstructiviste » ? NON!
On est en droit de se demander,
au vu des analyses précédentes, si Vygotski peut légitimement être compté aux
cotés de Bruner, comme cela est très fréquemment le cas chez les pédagogues
contemporains, parmi les pères fondateurs du courant de pensée dit
« socioconstructiviste ».
Epistémologie réaliste vs
épistémologie constructiviste
Remarquons, en premier lieu,
quil est au moins une forme de constructivisme que rejette explicitement
Vygotski, à savoir ce quon peut appeler le constructivisme philosophique ou
épistémologique, c'est-à-dire la thèse selon laquelle la connaissance est un
processus de construction de la réalité. Lépistémologie vygotskienne, en
effet, est décidément réaliste. Pour Vygotski, la fonction « fondamentale
de la pensée est de connaitre et de refléter la réalité »[44]. Ce reflet
et cette connaissance du réel supposent certes la médiation de théories, de
systèmes symboliques qui sont des constructions de lesprit mais la réalité
même nest pas une construction mentale. Chez Vygotski lactivité scientifique
ne consiste pas à construire une réalité à la mesure de lhomme, mais à
construire des théories scientifiques, des objets symboliques qui sont censés
viser et atteindre la réalité en soi. Il en va tout autrement chez Bruner. La
connaissance pour ce dernier est une entreprise destinée à construire, comme
dit N. Goodman, une « version habitable » et
« partageable » du monde, et non une tentative pour connaître une
quelconque réalité préexistante.
Ce ne sont donc pas seulement les
théories, les outils cognitifs qui sont des constructions de lesprit, comme
chez Vygotski, mais la réalité elle-même. Sur ce point la divergence est
totale : lépistémologie brunérienne débouche sur cette forme didéalisme
intersubjectif que Vygotski quant à lui rejette avec la plus grande fermeté.
Lauteur de Pensée et langage soppose à toutes les théories, comme celle de
Mach à son époque, qui postulent que « le monde physique cest
lexpérience socialement concertée, socialement harmonisée, en un mot,
lexpérience socialement organisée »[45]. Lobjectivité, pour Vygotski, ne
se réduit aucunement à lintersubjectivité[46].
La nature du social :
intersubjectivité ou objectivité ?
Il est encore, outre ceci, un
deuxième point qui, nous semble-t-il, devrait inciter à ne pas rattacher
Vygotski au « socioconstructivisme ». A savoir la conception même
quil propose du social et de son rôle dans la formation de lesprit.
On ne remarque pas suffisamment,
en effet, que Vygotski a explicitement critiqué, chez Piaget, une conception du
social et de son rôle dans le développement mental de lenfant qui, par
certains côtés, annonce celle que proposeront plus tard Bruner et les auteurs
se réclamant du socioconstructivisme. Contrairement à ce quon prétend souvent,
en effet, Piaget na nullement négligé le rôle du social dans le développement
mental de lenfant[47]. Parce quil suppose que l'enfant nest pas initialement
en contact avec le réel, le psychologue suisse ne peut expliquer lévolution
progressive de sa pensée vers la pensée logique et objective de ladulte que
par la rencontre avec la pensée dautrui, autrement dit avec le monde social
compris comme univers intersubjectif. Ainsi Piaget, au moins dans la première
partie de sa carrière de psychologue (la seule que connaisse
Vygotski), voit-il dans la communication des consciences lunique source
du développement de la pensée logique : « Sans les autres, les
déceptions de lexpérience ne nous mèneraient quà la surcompensation
dimagination et au délire »[48]. Cest uniquement le besoin social de
partager la pensée des autres et de communiquer qui est à lorigine du besoin
de preuve, de logique : la preuve, comme dit Piaget, « est née de la
discussion »[49].
Ces thèses, qui font de la
discussion et du conflit avec autrui (ce quil est convenu dappeler
aujourdhui le conflit « sociocognitif ») le principe de laccès à la
pensée rationnelle et logique, sont explicitement et fermement critiquées par
Vygotski. Elles débouchent immanquablement selon lui sur une épistémologie qui
réduit lobjectivité à lintersubjectivité, épistémologie quil condamne, nous
venons le voir, résolument. Aussi Vygotski rejette-t-il toutes les théories qui
prétendent, comme celle de Piaget, « déduire la pensée logique de lenfant
et son développement de la pure communication des consciences »[50]. Le
reproche quil adresse à ces théorie du développement, nest pas davoir
« oublié » le social, mais de ne pas en avoir compris la vraie
nature, davoir tenu pour équivalente la rencontre avec les autres et la
rencontre avec la réalité sociale. Autrement dit davoir identifié le social à
lintersubjectif, à lensemble des consciences en communication les unes avec
les autres. Or pour Vygotski, justement, le social nest pas lintersubjectif,
mais une réalité objective et institutionnelle, celle des uvres de lesprit
objectivées, les théories et les systèmes détachés des sujets qui les ont
produites. La médiation qui fait accéder à lobjectivité nest pas celle des
autres consciences, mais celle des instruments, des « outils de la
pensée », des produits sociaux objectivés dans la culture grâce auxquels
jagis sur le monde réel, à la fois sur la réalité matérielle, sur les autres
et sur moi-même (le langage et plus particulièrement les savoirs organisés, les
théories : ce que Popper appellera, quelques années plus tard, le
« monde 3 »). La confrontation réellement formatrice, pour Vygotski,
est celle de lesprit et de ses uvres, pas celles des esprits entre eux.
Quen est-il à cet égard chez
Bruner ? Quelle conception ce dernier se fait-il du social ? Bien
quil parle souvent des réalités sociales telles que le langage, les
institutions, la culture, les savoirs, les produits symboliques etc. en termes objectivistes
(au point de se référer à plusieurs reprises à la théorie poppérienne du
« monde 3 »), il semble que ces réalités ne soient jamais envisagées
par Bruner comme étant douées dune véritable autonomie par rapport aux sujets
qui sy rapportent[51]. Rencontrer un objet symbolique quelconque, pour Bruner,
cest toujours au final rencontrer quelquun, une personne ou un ensemble de
personnes, un sujet individuel ou collectif : comme il le dit lui-même à
propos du principe dArchimède, découvrir ce dernier, cest dialoguer avec
Archimède (« avoir Archimède comme compagnon de jeu »[52]) et
dialoguer en même temps avec dautres sujets de ses interprétations possibles.
La relation du sujet au social, à la culture et au monde symbolique, se résout
toujours chez Bruner en relations de type subjectif et intersubjectif, de
lordre de la « négociation », pour reprendre le vocabulaire
brunérien. Bref, nous ne sommes jamais en relation quavec dautres personnes,
jamais à proprement parler avec des uvres ni avec des institutions. Telle est
la conception finalement très subjectiviste du « social » que
présupposent la psychologie brunérienne et le courant pédagogique quil a
inspiré, ce quil est convenu dappeler le « socioconstructivisme ». Sil
est juste de dire que le « socioconstructivisme » a réintroduit la
considération dautrui dans lanalyse du processus dapprentissage (cf. le
fameux slogan « on napprend pas seul »), on hésitera en revanche à
dire quil a réellement pris en compte lexistence du social, dans la mesure où
la réalité sociale, comme lont bien vu des auteurs comme Vygotski ou Popper,
possède une dimension objective qui interdit dy voir un simple ensemble de
sujets en interaction.
Le rôle des systèmes de
connaissances
Il est enfin, outre ce qui vient
dêtre dit, une troisième et dernière raison de ne pas compter Vygotski parmi
les représentants du « socioconstructivisme ». Celle-ci tient au rôle
décisif que jouent, chez Vygotski, les systèmes logiques, les savoirs organisés
et structurés dans la formation de lesprit.
Nous avons vu, tout à lheure,
que le caractère syncrétique et illogique de la pensée enfantine, pour
Vygotski, ne peut sexpliquer par lhypothèse piagétienne et freudienne, à ses
yeux fausse, selon laquelle lenfant ignorerait primitivement le
« principe de réalité ». La vraie cause de lillogisme enfantin
doit être cherchée ailleurs. Elle réside pour Vygotski dans le fait que
les concepts formés spontanément par lenfant ne sont pas organisés en système,
de telle sorte que la pensée de lenfant se concentre exclusivement sur la
relation du concept à lobjet quil désigne (sa référence empirique) sans
jamais se tourner vers la relation logique du concept à dautres concepts. A
cet égard, dit Vygotski, le « fait central est labsence ou lexistence
dun système »[53]. Dès lors quil ny a pas de système, en effet, les
seuls liens possibles étant ceux du concept et de lobjet (et non ceux du
concept à dautres concepts), la pensée est entièrement soumise aux liaisons
perceptives et mémorielles, doù son caractère syncrétique. Les relations
logiques (implication, contradiction etc.) ne sont pas pour Vygotski des
propriétés empiriques appartenant aux choses elles-mêmes ni aux perceptions,
mais uniquement celles des concepts organisés en système. Si lenfant, à la
différence de ladulte, peut soutenir sans ressentir de difficulté deux thèses
apparemment contradictoires au sujet du même objet, cest que ces deux thèses,
dans son esprit, correspondent chacune à une perception déterminée de cet objet
et quentre deux perceptions il ny a pas de relation logique, mais seulement
entre deux concepts que lon peut subsumer sous une notion plus générale. Il
importe de noter que Vygotski (proche en cela dauteurs de son époque comme
Frege ou Husserl) situe lorigine des normes logiques dans les objets
symboliques, dans ce que Popper appellera un peu plus tard le « monde
3 ». Lapparition de la rationalité chez le sujet, le développement de son
aptitude à régler logiquement sa pensée, sont analysés comme une sorte
d« effet rétroactif » (pour reprendre une expression poppérienne)
des produits symboliques sur la conscience. Cest parce quil y a des systèmes
symboliques organisés, des « objets du monde 3 » comme dira Popper,
que le sujet peut, en étant mis à leur contact et en les assimilant, soumettre
progressivement sa pensée à des normes logiques qui lui imposent une régulation
mentale, faisant ainsi peu à peu naître en lui ce quil est convenu dappeler
une raison, une pensée « rationnelle », réfléchie et volontaire[54].
Chez Vygotski, ce nest donc pas
la « culture » au sens large qui « donne forme à
lesprit », comme chez Bruner[55], mais la rencontre avec des ensembles
structurés de connaissances, des savoirs exposés scolairement et méthodiquement,
en fonction de leur logique interne (ce que Vygotski appelle, en reprenant un
terme de Herbart, des « disciplines formelles »[56]). La psychologie
vygotskienne, contrairement à ce quon affirme souvent, ne débouche pas sur une
théorie simplement « historiciste » de lesprit : à proprement
parler Vygotski ne dit pas que le fonctionnement de notre esprit serait
implicitement et involontairement façonné par des cadres mentaux relatifs à
telle ou telle époque ou telle ou telle société, mais quil est structuré par
lassimilation scolaire, explicite etvolontaire, de systèmes de connaissance
organisés. Autrement dit, la psychologie de Vygotski ne propose pas une théorie
de la dépendance de la pensée à légard de la « culture » en
général mais une théorie de sa dépendance à légard des savoirs, des
connaissances objectives scolairement transmises.
Sujet « enseigné » et
sujet « apprenant »
Cette thèse selon laquelle
lassimilation des savoirs structurés précède et conditionne la formation de la
pensée rationnelle dans le sujet, rompt de façon radicale avec lun des
présupposés les plus fondamentaux du constructivisme piagétien. A savoir avec
lidée que le développement et lapprentissage sont des modalités de
ladaptation biologique et quils doivent être analysés comme des moyens de
produire un équilibre mental entre le sujet et son milieu. Le développement ni
lapprentissage, chez Vygotski, ne proviennent de ce que jajuste ma pensée
pour répondre, au moyen dun processus de « rééquilibration majorante »
(Piaget), aux déséquilibres produits par le milieu extérieur, que ce milieu
soit physique ou quil soit social, quil soit constitué de choses ou de
personnes. Ce nest pas dans le conflit - quil soit « cognitif » ou
« sociocognitif » - que réside le moteur du perfectionnement de
lesprit humain, mais dans lassimilation de produits symboliques objectifs, de
connaissances déjà structurées et organisées en systèmes. Bref, le mode
proprement humain dapprentissage et de développement pour Vygotski est en
rupture structurelle avec le mécanisme biologique dadaptation. Autrement dit
le sujet humain est un sujet enseigné. Il apprend par assimilation de
connaissances déjà organisées et non par interaction spontanée avec un milieu
(physique ou intersubjectif, constitué dobjets matériels ou de personnes, peu
importe). Ce qui implique, pédagogiquement parlant, le rejet de toutes les
méthodes qui se proposent en quelque façon de « naturaliser » les
apprentissages, de transformer le sujet enseigné en sujet, comme on dit,
« apprenant », sinstruisant en interagissant avec une
« situation ». Ces méthodes qui recommandent que lélève soit
systématiquement placé en position de producteur des connaissances, soit
individuellement soit collectivement, commettent une erreur de principe :
les systèmes et les théories, si lon suit lanalyse vygotskienne, ne sont pas
une production du sujet (individuel ou collectif) : cest à linverse le sujet
qui est une production des savoirs organisés. La rupture avec Piaget, on le
voit, va bien au-delà dune simple inversion de parcours, comme si tout
lapport de Vygotski avait consisté à aller, comme on dit, « du
social à lindividuel » au lieu daller, comme Piaget, « de
lindividuel au social ». Cest la base même du constructivisme
piagétien, son naturalisme et son subjectivisme, que sape lanalyse
vygotskienne.
On rechercherait en vain chez
Bruner et les auteurs qui se réclament actuellement du
« socioconstructivisme » cette idée dune antériorité structurelle
des savoirs systématiques sur la pensée du sujet connaissant. Comme Piaget,
Bruner conçoit la formation de lesprit à la façon dun processus naturel
dadaptation (déquilibration) au cours duquel lenfant procède à un ajustement
de ses structures mentales et de ses croyances afin de les rendre compatibles
avec les perturbations issues du milieu. Loriginalité de ses analyses vient de
ce que ce milieu, pour Bruner, est essentiellement constitué dautres sujets,
le propre de lhomme étant dêtre directement en relation avec ses semblables
et de façon seulement indirecte en relation avec les choses. Mais,
contrairement à Vygotski, il ne remet pas en cause lidée que le développement
et lapprentissage résultent dun processus dadaptation par équilibration avec
un milieu, avec une situation. Il nintroduit pas lidée, centrale chez
Vygotski, quil résulte non dune interaction avec des choses ou des personnes,
mais dune assimilation de systèmes symboliques constitués, dune rencontre
avec ce que Popper appelle la « connaissance objective ». En quoi, la
psychologie de Bruner reste bien un « constructivisme », au sens à la
fois épistémologique et éducatif du terme, ce quon peut appeler, si lon veut,
un « socioconstructivisme », à condition de tenir pour équivalent le
social et lintersubjectif (au risque, nous lavons vu, de négliger la
dimension objective et institutionnelle du social : le terme de
« constructivisme intersubjectif », pour cette raison, serait sans
doute plus approprié pour désigner le courant de pensée actuellement dominant
dans les recherches en sciences de léducation).
Conclusion
On se demandera sans doute, pour
finir, comment un psychologue aussi avisé que J. Bruner a pu ne pas apercevoir
les divergences profondes (entre sa propre pensée et celle de Vygotski) qui
viennent dêtre mises en évidence. Sans entrer ici dans la discussion de ce
problème essentiellement historique, nous signalerons cependant que les travaux
récents concernant la diffusion et la réception des thèses vygotskiennes lui
apportent un début de réponse. Il semble en effet, comme lont montré F. Yvon
et L. Chaïguerova[57], que les « malentendus » auxquels la lecture de
luvre de Vygotski a donné lieu auprès des penseurs occidentaux comme Bruner
aient leur origine en URSS, dans linterprétation que les disciples déclarés de
Vygotski (Léontiev, Luria, Elkonine) proposent de son uvre. Parce que ces
derniers sont partisans dune théorie de lapprentissage (développée par
lécole dite « de Kharkov ») centrée, comme celle de Piaget, sur
lidée dactivité autonome du sujet apprenant, leur prise en charge de
lhéritage vygotskien ne pouvait aller sans faire subir à celui-ci certaines
distorsions significatives. Il importe particulièrement, à cet égard, de
remarquer que les textes primitivement traduits en anglais et rassemblés sous
le titre Mind and Society (1978), qui ont été sélectionnés par Luria, ne
donnent pas une image exacte de la pensée de Vygotski, mais en révèlent
prioritairement les aspects que léditeur a jugés compatibles avec la théorie
de lapprentissage comme activité prônée par les théoriciens de lécole de
Kharkov. On sexplique par là, au moins en partie, que Bruner nait pas éprouvé
de difficultés à proposer une lecture des thèses vygotskiennes qui passe à côté
de leurs implications critiques à légard du progressisme pédagogique : le
terrain avait en quelque sorte été préparé par les héritiers officiels du
psychologue.
Lessentiel, quoi quil en soit,
est dapprendre à lire Vygotski sans présumer de linterprétation
socioconstructiviste de ses thèses, ni appréhender celles-ci à travers un
prisme brunérien, comme cest souvent le cas dans la littérature pédagogique
actuelle. Nous lavons en effet constaté tout au long des analyses qui
précèdent : on ne peut rapprocher la pensée de Vygotski de celle de Bruner
sans manquer la radicalité de sa rupture avec la théorie piagétienne de
lapprentissage et du développement ni donc, aussi, sans manquer loriginalité
et la force de son apport à la psychologie et à lhistoire des idées
pédagogiques. Parce quelles rompent avec quelques-uns des principes fondateurs
de la théorie piagétienne (particulièrement avec sa conception idéaliste et
subjectiviste du social) les thèses de Pensée et langage sapent les bases mêmes
du constructivisme piagétien. Contrairement à celles de Bruner, qui restent en
définitive tributaires de ces dernières, elles nen constituent nullement une
version aménagée destinée à intégrer la considération du social sans sortir du
cadre constructiviste. Il ne sagit pas, autrement dit, ce quil est convenu
dappeler aujourdhui un « socioconstructivisme ».
La pédagogie inversée : une pédagogie archaïque, par Alain Beitone et Margaux Osenda
Publié le 22 juin 2017
Julien Vignikin - Croix I (2010) - toile marouflée sur bois, 100x100
Introduction
Nous avons un point daccord au moins avec les thuriféraires de la pédagogie inversée : cette « innovation pédagogique » rencontre un succès fulgurant. On connait la trajectoire habituelle des dites « innovations » : elles partent des Etats-Unis, passent ensuite par le Québec, puis de là en Belgique et enfin en France (avec parfois une étape Suisse). Selon les cas étudiés cette migration géographique et linguistique demande plus ou moins de temps. Sagissant de la « pédagogie inversée » elle a été très rapide. En France, la caution institutionnelle de cette innovation est impressionnante. Le site Eduscol du Ministère et les sites académiques des rectorats regorgent de dossiers, de ressources vidéo et de récits dexpérience sur la « classe inversée ». Lorsque lassociation « Inversons la classe » (à peine née) lance son premier congrès en 2015, elle bénéficie de lappui et de la présence de Florence Robine (Directrice générale de lenseignement scolaire) et de Catherine Becchetti-Bizot (Directrice du numérique éducatif)[1]. Canopé (léditeur officiel de léducation nationale) nest pas en reste et certains IPR deviennent des promoteurs actifs de linversion de la classe dans diverses disciplines. Dans certaines académies des professeurs obtiennent des décharges pour produire des « capsules vidéo » et les très rares moyens de la formation continue des enseignants sont en partie consacrés à lévangélisation des professeurs quil convient de convertir sans délai à linversion de la pédagogie. Comment expliquer cette mobilisation institutionnelle en faveur dune innovation qui, cest le moins que lon puisse dire, na pas fait la preuve de son efficacité pédagogique et didactique ? La réponse est assez simple : lun des axes de la « loi sur la refondation de lEcole » est formulé ainsi : « Lécole change avec le numérique ». Dès lors, tout ce qui permet de favoriser le recours au numérique (TICE) sera soutenu par le ministère. Il se trouve que cette idée enthousiasme aussi les vendeurs dordinateurs et autres « tablettes numériques » et que les élus locaux qui dotent les écoles, les collèges et les lycées, de matériel informatique sont tout heureux quon les utilise en inversant la classe. Enfin, les partisans habituels de la doxa éducative se sont convertis très vite à la pédagogie inversée en soulignant quau fond il sagit dune utilisation de leurs idées fort anciennes : lélève au centre, le refus de la « pédagogie descendante », le travail de groupe, la « co-construction » du savoir, etc. On a donc là une puissante coalition dintérêts qui permet dexpliquer le succès de la pédagogie inversée.
Mais deux questions ne sont pratiquement jamais posées :
1/ Quest-ce qui est enseigné aux élèves ? En effet si on admet que lécole a pour mission de permettre aux élèves de sapproprier un certain nombre de savoirs, il convient de se demander quels sont les savoirs transmis par les « capsules vidéos».
2/ Cette méthode denseignement est-elle efficace ? Les élèves, grâce à cette innovation pédagogique, apprennent ils plus et mieux et, surtout, lenseignement est-il moins inégalitaire ?
On ne peut quêtre frappé par le fait quil existe très peu de travaux tentant de répondre à ces questions (Bissonnette et Gauthier, 2012). Certes, beaucoup de textes militants rédigés par des partisans enthousiastes de la pédagogie inversée circulent, mais ils ne reposent pas sur la posture de distanciation critique qui nous semble nécessaire si lon veut évaluer les effets dune méthode denseignement.
Dans ce texte nous avons deux objectifs. Le premier consiste à synthétiser la façon dont les partisans de la classe inversée présentent leur méthode et à poser un certain nombre de questions sur linnovation ainsi proposée. Le second consiste à étudier neuf « capsules vidéo» consacrées à lenseignement des sciences économiques et sociales (voir la liste des vidéos en annexe). Ce choix de vidéos de notre discipline sexplique par une raison que les défenseurs de la pédagogie inversée contesteront sans doute : nous pensons que lon ne peut analyser les contenus de savoir de ces vidéos que si lon connait un minimum les savoirs de référence. Les savoirs comptent !!! Cependant ce choix nest pas trop restrictif dans la mesure où, parmi les cinq initiateurs du premier congrès CLIC[2] on trouve deux professeurs de SES qui jouent un rôle très actif dans la promotion de la classe inversée en SES (N. Olivier et Ch. Viscogliosi).
I. Quest-ce que la pédagogie inversée ?
I.1. Un conte de fée pédagogique
La pédagogie inversée repose sur une opération de storytelling. Plusieurs histoires sont racontées, la première fait référence à Eric Mazur (professeur de physique à Harvard) « qui demande à ses étudiants de lire son ouvrage de référence et ses notes de cours en amont pour consacrer ses enseignements aux difficultés exprimées par les étudiants, à des approfondissements et à différents exercices » (Lebrun et Lecoq, 2015, p. 15). Eric Mazur publie en 1997 un ouvrage consacré à linstruction par les pairs[3]. Cela permet de faire remonter assez loin la « classe inversée ». En réalité, la méthode consistant à adopter un « textbook » dont les étudiants doivent lire les chapitres préalablement au cours est très largement utilisée (notamment aux Etats-Unis mais pas seulement). Cest ce qui explique les ventes spectaculaires des manuels de science économique dont « LEconomique » de Samuelson a été le précurseur. Plus près de nous, des manuels de Krugman, Stiglitz ou Mankiw jouent le même rôle, dans un contexte plus concurrentiel. De très nombreux professeurs adoptent lun ou lautre de ces manuels et le suivent scrupuleusement avec leurs étudiants qui doivent lire les chapitres avant le cours. Les séances collectives en amphithéâtre servent à répondre aux questions, revenir sur des points délicats, aider les étudiants qui nont pas pu résoudre les exercices qui figurent en annexe des différents chapitres. On ne voit donc pas quelle est loriginalité dE. Mazur et, sil sagit bien de « classe inversée », on peut constater quil ne sagit pas dune innovation, mais dune pratique fort ancienne.
La seconde histoire concerne Jon Bergmann et Aaron Sams. Soucieux de « motiver » leurs élèves ils produisent de courtes vidéos à visionner avant le cours. On leur attribue généralement la formule « Lectures at Home and HomeWork in Class ». Ils ont été primés pour leurs efforts pédagogiques, ont créé un site et un réseau consacrés à la classe inversée.
Lhistoire qui a le plus de succès concerne Salman Kahn. Américain dorigine indienne, il bénéficie dune formation scientifique au MIT (mathématique notamment) qui le conduit à travailler dans la finance. Il est contacté en 2004 par une jeune cousine qui a des difficultés importantes en mathématiques. Salman Kahn va donc concevoir des vidéos pour expliquer différentes questions mathématiques à sa cousine de la façon la plus concrète possible. Il découvre que ses vidéos ont un succès croissant sur internet et en 2009 il quitte son emploi dans la finance pour se consacrer à temps plein à la « Kahn Academy ». Cela est rendu possible par des soutiens financiers très important (de la fondation Bill Gates notamment). Daprès Wikipédia lobjectif est de faire de la Kahn Academy une « Charter school » en ligne[4]. La lettre dinformation Educpros publie en 2013 un compte rendu[5] du livre de Salman Kahn intitulé « Léducation réinventée »[6]. Educpros retient dix idées clés de lauteur parmi lesquelles « rendre les élèves acteurs », « Promouvoir la transdisciplinarité » », « Considérer lenseignant comme un entraîneur sportif ». Rien de bien nouveau sous le soleil, il sagit là déléments très répandus de la doxa pédagogique.
On est bien en présence dun storytelling, les mêmes histoires sont racontées, presque à lidentique, dans les différentes publications qui visent à promouvoir la classe inversée. Curieusement, en dehors des convictions des héros des histoires, nous napprenons rien de substantiel sur cette méthode, ses fondements, ses résultats.
I.2. Pédagogie inversée ? Mais de quoi sagit-il ?
Nous considérerons comme synonymes les expressions « pédagogie inversée », « classe inversée » et « Flipped Classroom ». Les présentations de cette démarche sont nombreuses et très semblables. Par exemple : « La classe inversée flipped classroom selon sa désignation anglo-saxonne est une approche éducative apparue aux États-Unis à la fin des années 1990, pour laquelle la leçon est librement accessible sous format numérique (très souvent vidéogramme en ligne mais aussi diaporama, site web, etc.) ou sous format littéral (livre de classe, polycopié, etc.), à charge aux élèves de la travailler phase dacquisition en amont, hors de la classe. Le temps de présence en classe, est mis à profit, quant à lui, pour des exercices applicatifs et des phases dialoguées explicatives dune part entre élèves et dautre part, entre élèves et professeur » (Faillet, 2014, p. 652). Voilà donc en quoi réside linversion : le temps passé en classe par le professeur et les élèves, au lieu dêtre utilisé à un « exposé du savoir » par le professeur est consacré à des activités coopératives entre professeur et élèves (doù une dimension dinstruction par les pairs). Marcel Lebrun, dans une vidéo du site Canopé[7], distingue la pédagogie traditionnelle où on enseigne en présentiel et on apprend à distance et la pédagogie inversée où on enseigne à distance et où on apprend en présentiel. Dans ce qui est appelé « approche traditionnelle » on suppose donc que le professeur enseigne en présence délèves qui napprennent pas (ne sapproprient pas les connaissances), cet élément essentiel étant renvoyé au travail à la maison dans le cadre duquel les élèves ont seuls la charge de lappropriation des savoirs. Sur la base dune présentation aussi caricaturale de la « pédagogie traditionnelle », la classe inversée apparait comme une révolution copernicienne : il sagit de faire apprendre les élèves en présentiel ! Tout largument repose donc sur la véracité de la présentation de la pédagogie traditionnelle. Mais sur la base de quelle enquête cette description est-elle construite ? E. Mazur affirme que luniversité aujourdhui fonctionne encore comme au Moyen-Age. Une telle formulation est-elle justifiée ? Sagissant des lycées, au XIXe siècle il y avait des répétiteurs qui organisaient les apprentissages des élèves pendant les longues heures détude à linternat. Les enfants de la bourgeoisie et de la noblesse bénéficiaient parfois de précepteurs qui ne se contentaient pas dun exposé magistral des savoirs visés. De quelle « pédagogie traditionnelle » parle-t-on ? Il faudrait démontrer que beaucoup de professeurs (la majorité ?, la totalité ?) dispensent un enseignement ex-cathedra et se désintéressent des apprentissages de leurs élèves. Pas le moindre élément de démonstration de cette thèse ne figure dans les textes des promoteurs de la pédagogie inversée[8].
Outre cette opposition quelque peu mythifiée entre « pédagogie traditionnelle » et « pédagogie inversée », les discours en faveur de la classe inversée oublient de préciser si lefficacité de la « classe inversée » est la même dans tous les contextes éducatifs. Nous navons pas trouvé jusquici de proposition de « classe inversée » pour lécole maternelle !! Mais, au-delà de ce cas limite, est-ce la même chose de pratiquer la classe inversée à Harvard ou dans une université moins sélective? Au niveau du lycée ? Du collège ? De lécole élémentaire ? Dans nimporte quel séminaire de doctorat on prend connaissance à lavance des « papiers » qui seront mis en discussion, cest indiscutablement formateur pour les jeunes doctorants, surtout si on leur demande dêtre « discutant » de lun des textes examinés. Mais peut-on exiger la même démarche dun élève de collège ou de lycée ?
Pour les promoteurs de la pédagogie inversée, ces questions sont sans doute trop triviales. Il leur suffit de présenter une opposition binaire entre la tradition (magistrale, transmissive où lélève est passif) et linnovation incarnée par linversion de la pédagogie. Une vidéo du site Canopé[9] présente des extraits dentretiens avec sept enseignants de diverses disciplines (histoire-géo, SES, maths, éducation musicale, SVT). On peut repérer une distinction très nette du vocabulaire utilisé. La « pédagogie traditionnelle » est associée à des termes ou expressions clairement péjoratifs (pour ceux qui les utilisent) : « cours facial », « cours descendant », « élèves passifs », « empilement des connaissances », « simple transmission des connaissances », « bourrage de crâne », « savoirs ». La pédagogie inversée est associée à « ludification », « élèves actifs », « apprentissage par compétence », « savoir-faire », « enseignement à la carte », « individualisation », « approche qualitative », « travailler sur les savoirs-faire plutôt que sur les savoirs », « dimension transversale ».
Au fond, la méthode de la classe inversée est très simple et sans doute, dans certaines conditions, très utile. On demande aux élèves/étudiants de travailler dabord une question, puis on consacre le temps de classe à des explications du professeur, à des exercices, à de la coopération entre élèves. Toute la question est de savoir quelle est la démarche effectivement mise en uvre. Ce qui caractérise la classe inversée, cest que le savoir est présenté ex abrupto, de façon magistrale et, comme nous le verrons plus loin, les activités préparatoires demandées aux élèves se limitent à reproduire le contenu de la vidéo. Ce qui est privilégié ici cest une attitude de conformité (lélève doit revenir en classe en ayant répondu par écrit aux questions posées) et non une attitude dappropriation qui supposerait une authentique activité intellectuelle des élèves dans une démarche dinvestigation. Cest en raison de ce caractère simplement expositif considéré comme suffisant pour accéder au savoir que nous parlons dune pédagogique archaïque à propos de la classe inversée.
I.3. Affirmez, affirmez, il en restera toujours quelque chose !
Nous lavons déjà évoqué, les défenseurs de la pédagogie inversée (comme, de façon générale les promoteurs de diverses innovations pédagogiques) procèdent par affirmations péremptoires. Ils supposent sans doute que la répétition de ces affirmations conduira en fin de compte à les faire considérer comme allant de soi. Nous allons soumettre à examen critique quelques-unes de ces affirmations.
· La pédagogie inversée permet-elle de lutter contre les inégalités ?
Un exemple de cette démarche daffirmation se trouve dans un article consacré à la pédagogie inversée en SES : « Dans un système scolaire marqué par de fortes inégalités, la pédagogie inversée apparaît comme un moyen efficace daider les élèves en difficulté, souvent issus de milieux défavorisés » (Olivier et Viscogliosi, 1995, p. 43).
La première partie de la phrase fait lobjet dun large consensus, solidement étayé par des travaux empiriques : le système scolaire est inégalitaire. Quant à la seconde partie on se perd en conjectures. Pourquoi la pédagogie inversée apparait-elle comme un moyen efficace daider les élèves en difficulté ? Comment cette efficacité est-elle mesurée ? Comment cette efficacité (si elle existe) est-elle expliquée ? Nous nen saurons rien. Aucun argument ni aucune enquête empirique ne sont mobilisés pour fonder cette affirmation. Les lecteurs sont priés de partager la croyance des auteurs quant à « lapparition » dun moyen efficace de lutter contre les inégalités.
On a pourtant quelques raisons de sinquiéter. Une question se pose à beaucoup denseignants, puisque les élèves sont supposés avoir acquis le savoir avant leur entrée en classe grâce au visionnage de vidéos, que se passe-t-il si certains élèves nont pas fait leur travail ? Sur le site des Cahiers Pédagogiques on trouve la réponse suivante : « ceux qui nont pas fait leur travail chez eux pourront toujours le faire pendant le temps de classe, mais ils ne pourront alors pas profiter de laide du professeur, qui sera occupé avec des élèves qui auront déjà pris connaissance du cours» (Berthet, 2013). Il est évident quil y a là une source dinégalités, les élèves les moins mobilisés par les tâches scolaires, devront faire en classe ce quils nont pas fait chez eux et seront donc privés de ce qui est supposé faire tout lintérêt de la classe inversée, les activités menées en classe censées permettre lappropriation des savoirs. Il saute aux yeux que cela va creuser les inégalités dapprentissage entre élèves.
On nous dit aussi que pour lutter contre les inégalités il faut sadapter aux rythmes de lélève et que la classe inversée le permet. Lélève travaille quand il veut (tôt le matin ou tard le soir), il peut visionner plusieurs fois la vidéo sil en éprouve le besoin (les élèves « lents » ne seront donc pas défavorisés par rapport aux élèves « rapides »). Tout ce discours sur ladaptation aux rythmes singuliers de chaque enfant est très répandu et très discutable. S. Bonnéry écrit : « Sous une apparence compassionnelle, cette idée de rythmes propres à chaque élève conduit inévitablement à les traiter de façon différenciée et donc inégalitaire, à un renoncement à lécole unique. Lidéologie des rythmes empêche en outre les enseignants de se saisir des difficultés pédagogiques, car elle laisse penser que ce qui différencie les élèves tient à une différence de rapidité de compréhension qui tiendrait à leur psychisme, à leurs « dons », ou à leur éducation familiale. Ainsi disparaît lessentiel : ce qui est dû à une différence dactivité intellectuelle (découlant des habitudes contractées dans la famille) et le fait que le rôle de lécole pourrait être non plus de sadapter à ces différences initiales (en les entérinant par ce fait même), mais au contraire de considérer que lélève normal est celui qui a besoin de transformer ses façons de raisonner, en sappropriant lattitude intellectuelle spécifiquement requise à lécole et propre à la culture écrite » (Bonnéry, 2007, p. 92-93). Ces analyses qui ne sont pas spécifiques à la classe inversée, constituent une réponse de portée générale à la thèse de la diversité des rythmes des élèves.
· La pédagogie inversée a-t-elle des effets positifs sur les apprentissages des élèves ?
Larticle de Bissonnette et Gauthier (2012) montre, à la suite dune méta-analyse des travaux existants, que lon ne peut pas conclure par laffirmative à cette question. Mais ces auteurs sont sans doute suspects de conservatisme pédagogique aux yeux des adeptes de la pédagogie inversée. Partons donc dune affirmation dun prédicateur particulièrement actif de la pédagogie inversée : « Aujourdhui, si lon ne peut encore conclure à un impact des classes inversées sur lapprentissage des étudiants, on observe néanmoins des signes très prometteurs. Parmi ceux-ci, le plus flagrant est peut-être ce foisonnement épistémique si caractéristique des classes inversées et de lactivité de leurs protagonistes » (Lebrun et Lecoq, 2015, p. 99). Laffaire est donc entendue : trois ans après Bissonnette et Gauthier, et quinze à vingt ans après le lancement de la classe inversée, on ne peut pas conclure à un impact de la classe inversée sur les apprentissages ! Dans ce cas, le principe de précaution ne devrait-il pas conduire à ne pas recommander lusage de cette démarche ? Plus important, est-il légitime de consacrer tant de moyens (formations, sites académiques, colloques soutenus par le ministère, publication de CANOPE, centaines de sites internet, etc.) pour promouvoir une « innovation » dont on est incapable de dire quelle a un effet sur les apprentissages ? Mais la phrase de Lebrun et Lecoq est caractéristique dautres travers importants. A défaut deffets sur les apprentissages, la pédagogie inversée favorise le « foisonnement épistémique » !!! Fort bien, mais quest-ce que le « foisonnement épistémique »[10] ??? On ne nous le dit pas ; on ne nous dit pas non plus comment ce foisonnement est mesuré et comment sa présence dans les classes inversée est attestée. On affirme donc une croyance et une impression des auteurs, qui nest nullement démontrée. Mais cest une affirmation diffusée par les moyens officiels de léducation nationale !!!
Classe inversée, motivation et apprentissages
La question de la « motivation » des élèves et de leur « participation active » comme moyen dapprentissage efficace est souvent mise en avant par les partisans de la pédagogie inversée. Par opposition au cours « traditionnel » qui serait « magistral » et « ennuyeux », la pédagogie inversée permettrait de rendre les élèves « actifs » ce qui favoriserait leur réussite : « la pédagogie inversée incite les élèves à être plus actifs en classe et à devenir véritablement acteurs de la construction de leurs savoirs à travers les différentes activités qui leur sont proposées[11] ». Cette pratique pédagogique sinscrit donc dans le courant des « pédagogies novatrices » visant à promouvoir les « méthodes actives ». Celles-ci correspondent à un ensemble de procédés dont lobjectif est de « mettre en activité » les élèves. Dans cette optique, favoriser la participation des élèves pour les « motiver » devient un objectif majeur[12]. Un argument fréquemment avancé consiste à dire que les élèves sont familiers avec les écrans et que le seul fait de passer dune forme ennuyeuse (le cours du professeur) à une forme ludique (lécran du téléphone, de lordinateur ou de la tablette) motiverait les élèves. On aimerait comprendre comment la motivation à participer à un jeu vidéo est transférée par magie au fait découter un professeur expliquer en voix off une démonstration mathématique.
Si les « méthodes actives » se réclament dun idéal de démocratisation scolaire, des travaux ont montré les limites de ces pratiques. Comme lexplique J. Deauvieau « Ces méthodes denseignement conduisent à un affaiblissement des pratiques « explicites » de lenseignement au profit dune pédagogie plus « invisible » »[13]. Or comme lont notamment montré les travaux de B. Bernstein, un enseignement peu explicite dans lequel les objectifs ne sont pas clairement définis laisse à la charge de lélève « dentendre ce qui nest pas suggéré ». Lorsque les élèves ne perçoivent pas clairement les enjeux et objectifs du cours, faute dexplicitation, « le risque est grand pour lélève non initié à ces « évidences » scolaires, ( ), de passer à côté de ce qui fait lessentiel de la leçon et qui sera évalué » (Bonnéry, 2015, p. 42). Les chercheurs ont montré que ces pratiques reposant sur la volonté de « rendre les élèves acteurs » au moyen dactivités ludiques sont également sources de malentendus socio-cognitifs, cest-à-dire quelles créent une situation de décalage entre le dispositif que lenseignant croit avoir mis en place par lintermédiaire de son discours pédagogique et ce que lélève interprète. Cest dailleurs ce que démontrent E. Bautier et P. Rayou lorsquils écrivent « tous les élèves nattribuent pas à la tâche proposée la même visée que lenseignant, sans que cette différence entre les élèves soit toujours visible dans la production réalisée » (Bautier et Rayou, 2013, p. 112). Même si les enseignants qui relatent leurs expériences de « classe inversée » affirment que leurs élèves sont davantage motivés, il faut rappeler avec E. Bautier et P. Rayou que « la présence dune motivation apparente est peu prédictive des apprentissages réels » (Bautier et Rayou, 2013, p. 171).
· Faut-il changer la place du professeur pour permettre les apprentissages ?
Laffirmation revient souvent : « Le dispositif de classe inversée permet le passage dun modèle centré sur le professeur vers un modèle centré sur lapprenant afin de répondre aux besoins individuels de chacun. Lidée de base est la suivante : « Il vaut mieux utiliser le temps de regroupement en classe pour interagir et travailler ensemble que de laisser une seule personne exposer, en loccurrence le professeur » (Roussel et alii, 2013). Dans le même sens : « Lenseignant est un accompagnateur : il va passer de groupe en groupe, apporter de temps en temps des corrections, guider, recentrer depuis que jenseigne avec cette approche, jai vraiment le sentiment dêtre plus utile, de ne plus être face aux élèves mais avec eux » (Rachedi, 2015, p. 27).
Nous sommes toujours dans le discours de laffirmation, de lexpression dun « sentiment ». La classe inversée permet à lenseignant de devenir accompagnateur. Rien doriginal, on nous a expliqué que les TPE, lECJS, les EPI conduisent lenseignant à devenir « accompagnateur »[14]. Mais pourquoi faut-il devenir accompagnateur ? Pourquoi est-ce mieux dêtre côte à côte plutôt que dêtre face à face ? On veut bien se convertir, mais on aimerait que lon nous donne au moins quelques bonnes raisons de le faire. Mais il y a plus. Le professeur est-il moins central dans la classe inversée ? Rien nest moins sûr ! Car loutil essentiel de laccès au savoir est la capsule vidéo de lenseignant qui donne, de façon magistrale, les réponses aux questions quil pose. Deux promoteurs de de la classe inversée indiquent que les élèves « aiment particulièrement entendre la voix de leur enseignant : le visionnage des vidéos permet aux élèves de se replacer dans une situation proche de celle du cours dans laquelle lenseignant explique aux élèves les mécanismes, à laide de schémas ou dillustrations. Il y a un effet de proximité qui peut favoriser le processus dapprentissage » (Olivier et Viscogliosi, 1995, p. 46). Revoilà donc le professeur très central (les élèves aiment sa voix !!!) et les vidéos ont pour principal mérite de constituer une situation « proche du cours » (magistral ? transmissif ?). Nos auteurs nont pas tort ! Faire une capsule vidéo cest un moyen de faire un cours magistral sans être interrompu par des élèves intempestifs qui poseraient des questions pour mieux comprendre, sans avoir à se préoccuper de lattention des élèves, sans être à laffut des signes dincompréhension. Bref la capsule vidéo, cest le cours magistral sans élèves. Pourquoi pas. Mais il faudrait nous expliquer pourquoi le cours magistral honni par les innovateurs pédagogiques devient par miracle un moyen sans coup férir de faire accéder les élèves au savoir. Le passage du cours magistral « en live » au cours magistral en vidéo aurait donc un effet bénéfique sur les apprentissages ! Pourquoi ? Comment ? Nous ne le saurons pas !
· La classe inversée : quels fondements épistémologiques ?
Marcel Lebrun[15] articule la classe inversée et le cycle de Kolb. Selon Lebrun, lapprentissage passe par la succession de quatre étapes quil présente ainsi :
Expérience concrète : Temps 1
Observation réfléchie : Temps 2
Conceptualisation abstraite : Temps 3
Expérimentation active : Temps 4
On est donc dans la fameuse pédagogie inductive qui repose sur une épistémologie empiriste et pragmatiste[16]. Cette démarche inductive est explicitement revendiquée par dautres défenseurs de la pédagogie inversée qui affirment vouloir développer une « approche inductive suscitant les essais et les erreurs dans une perspective de régulation continue par et avec les étudiants et lenseignant » (Nizet et Mayer, 2016 p.4). Tout serait pour le mieux dans la doxa pédagogique si les mêmes auteurs naffirmaient pas que la pédagogie inversée permet « une exposition préalable systématique et explicite aux connaissances théoriques » (Nizet et Meyer, 2016, p.5). Le lecteur de bonne volonté est plongé dans la perplexité. La pédagogie inversée consiste-t-elle à partir de lexpérience concrète ou bien repose-t-elle sur la présentation préalable et systématique des connaissances théoriques ?
· Les connaissances sont-elles disponibles et facilement accessibles sur internet ?
La classe inversée tente de « redonner du sens à lécole dans laquelle la transmission des savoirs semble déjà largement accomplie sur le Web » (Lebrun et Lecoq, 2015, p. 20). Lidée semble aujourdhui très largement admise. Jadis lécole avait le monopole de la transmission des savoirs ce qui fondait sa légitimité. Aujourdhui les connaissances sont librement accessibles sur internet et donc la fonction du professeur comme « passeur de savoir » est obsolète. Dautant plus que les élèves sont des « natifs » de lunivers des TIC et quils sont plus habiles que leurs professeurs dans la manipulation des outils et lexploitation des ressources en ligne[17]. De ce fait, la fonction de transmission des savoirs est externalisée : « la partie transmissive de la connaissance peut sappuyer fortement sur les outils technologiques de production multimédia incluant la captation. La diffusion par le réseau et laccessibilité aisée aux ressources numériques denseignement, via différents terminaux, permettent à lapprenant dacquérir les connaissances dune façon asynchrone et en autonomie. Ainsi la classe est réservée pour échanger et interagir autour des connaissances acquises séparément » (Roussel et alii, 2013, p. 11). Une inspectrice générale de léducation nationale peut même écrire : « cette pédagogie prend indéniablement une nouvelle dimension avec le numérique. Les possibilités offertes par les technologies numériques pour sinformer, se cultiver et apprendre en dehors de la classe, avant ou après le temps scolaire, ont pour conséquence la dé-linéarisation de lespace et du temps dapprentissage, un décloisonnement et une plus grande ouverture sur le monde extérieur » (Becchetti-Bizot, in Lebrun et Lecoq, 2015, p. 5).
Tout cela repose sur beaucoup de confusions et dinexactitudes. Tout dabord, il nest pas douteux quune masse considérable dinformations est accessible très rapidement sur internet. Mais ces informations sont-elles nécessairement des savoirs ? Pas toujours. Les travaux de Gérald Bronner (2013) lont bien montré, le fonctionnement des moteurs de recherche conduit à ce que les documents confortant des croyances très répandues (et qui font donc lobjet de nombreuses recherches) apparaissent de façon privilégiée. Par exemple une recherche sur « Astrologie » va faire apparaître beaucoup darticles favorables à lastrologie (et des sites commerciaux) et beaucoup plus loin dans le classement des ressources, des articles scientifiques relatifs à lastrologie. Dautant que les chercheurs sérieux passent rarement leur temps à multiplier les messages sur internet pour réfuter la thèse selon laquelle la terre est plate. De même, les climato-sceptiques sont beaucoup plus actifs sur internet que les chercheurs du GIEC. Une recherche sur la monnaie et les banques centrales va conduire à plus de sites complotistes quà des travaux scientifiquement valides, etc. Bref, toutes les informations ne sont pas des savoirs légitimes. Et pour distinguer les unes des autres il faut déjà maîtriser des savoirs ! Internet est très utile pour ceux qui disposent déjà, sur un sujet donné, dune base de connaissances suffisante. Pour le néophyte, internet procure une abondance dinformations ingérables. Et ce nest pas lenseignement de techniques transversales de recherche documentaire qui peut être vraiment utile. Un physicien reconnaitra facilement, dans son domaine, les sources fiables de celles qui ne le sont pas, mais un économiste confronté à des textes relatifs à la physique aura bien des difficultés à faire le tri (et réciproquement).
Les savoirs (et pas seulement les informations) sont présents sur internet. Mais ces savoirs (les articles de revues scientifiques, les actes de colloques, les archives, les données statistiques, etc.) qui existent objectivement ne sont pas pourtant des connaissances pour lélève qui apprend. Cest tout lenjeu du travail didactique de transformer les savoirs (en soi) en connaissances (pour soi). Or la classe inversée suppose que ce passage des savoirs aux connaissances est assuré par les élèves seuls, en dehors de lécole, et quau début de la séquence denseignement il suffit de vérifier quils ont bien fait le travail demandé à partir de la vidéo. Cest supposer résolu un problème central : la transformation des savoirs en connaissances ne peut se limiter à la réception dinformations (même en vidéo). Elle suppose des interactions sociales, et notamment le rôle du professeur, qui doit repérer les obstacles aux apprentissages et donner aux élèves les moyens de les franchir. En externalisant ce moment essentiel que constitue la transformation des savoirs en connaissances, le risque est fort de mettre en difficulté de nombreux élèves et notamment ceux qui ne bénéficient pas dans leur environnement familial, des étayages permettant de suppléer à labsence du professeur.
Cette difficulté est dailleurs perçue par certains partisans de la classe inversée : « Lorsque quune notion du cours paraît relativement ardue pour les élèves, il est parfois plus pertinent de recourir au cours dialogué quà la pédagogie inversée. En effet, la vidéo et le débriefing qui sensuit ne sont pas toujours suffisants pour que les élèves réussissent les activités proposées en groupe. Le cours dialogué permet dexpliquer plus clairement cette notion et de faire avec eux certains exercices dapplication » (Olivier et Viscogliosi, 1995, p. 48). Voilà qui est bel et bon ! Mais quest-ce qui nest pas « ardu » dans un enseignement digne de ce nom ? Toute formation authentique suppose de rompre avec le sens commun, de remettre en cause des représentations jusque-là admises, dopérer des sauts cognitifs vers des approches et des concepts plus abstraits et dotés dune plus grande portée heuristique. Bref, cest ce qui est ardu qui est important et qui permet vraiment de progresser dans les apprentissages et la pensée autonome. Or, les défenseurs de la classe inversée nous disent que quand cest ardu, on en revient au cours dialogué qui est plus efficace.
· La pédagogie inversée permet de différencier et dindividualiser. Mais est-ce souhaitable ?
On semble considérer aujourdhui comme allant de soi (et cela concerne la doxa éducative dans son ensemble et pas seulement la classe inversée) quil faut individualiser les parcours de formation et personnaliser les apprentissages. Mais est-ce bien certain ? Apprendre est une aventure collective qui repose sur des interactions sociales. Lactivité dun groupe au travail pour apprendre dépend souvent de la construction dune intelligence collective qui vise précisément à rendre intelligible ce qui ne létait pas jusque-là. Apprendre suppose de coopérer, de mettre à la disposition de tous ce que lon a compris et comment on la compris, de faire appel au groupe pour parvenir à franchir un obstacle cognitif. Bref lidéal est de rapprocher la classe dune situation idéale de parole où léchange public darguments fondés en raison permet de se soumettre à la norme du vrai[18]. Faire de chaque apprenant un individu qui apprend seul, avec parfois laide de lenseignant, est pour le moins discutable et réducteur. Cest pourtant ce que suppose la classe inversée. Dans la phase, décisive, de laccès au savoir lélève est seul devant son écran et dans un second temps seulement il interagit avec lenseignant et les autres élèves pour appliquer des savoirs qui sont supposés acquis.
Cette volonté de différenciation peut avoir des effets explicitement inégalitaires : « En classe, au début de la séquence, lenseignant fait un retour avec ses élèves sur la vidéo et corrige le questionnaire avec eux. Ce travail lui permet didentifier les élèves qui nont pas compris la notion. On peut alors placer les élèves en îlots et leur demander de travailler en autonomie sur des exercices de différents niveaux. Les élèves qui ont le plus de difficulté pourront travailler sur des exercices leur permettant de mieux définir la notion. Ils pourront par exemple être amenés à étudier la socialisation différentielle à travers les cadeaux de Noël donnés aux filles et aux garçons. Les élèves les plus à laise avec la notion pourront, eux, directement travailler sur des exercices dapprofondissement, en faisant par exemple le lien entre la socialisation différentielle et les inégalités hommes-femmes » (Olivier et Viscogliosi, 1995, p. 45). Dans le cas qui nous est présenté, la différenciation consiste à approfondir le cours avec les « héritiers » et à proposer des exercices basiques aux élèves qui nont pas compris le contenu des capsules vidéo. Au bout du compte, une telle démarche contribue à lévidence à creuser les inégalités dapprentissage car elle relève de la « différenciation clandestine » (Kahn, 2010, p. 72) articulée à la thèse déficitariste[19]. Ceux qui ont de la peine à assimiler le contenu des « capsules vidéo » se voient confier des tâches de moindre enjeu cognitif, alors que ceux qui maîtrisent les savoirs à lentrée de la classe vont se voir proposer des approfondissements. Cest un véritable mécanisme cumulatif qui se met en place : les « bons élèves » progressent dans la logique dappropriation, les « mauvais élèves » sépuisent à tenter de se conformer aux attentes du professeur.
Avant den venir à létude précise de quelques séquences vidéo, il nous semble nécessaire de souligner quelques points essentiels :
· Lidée de faire travailler des ressources par les élèves en amont du cours peut se révéler pertinente à certains moments, avec certains élèves. Présenter cette démarche comme une « révolution pédagogique » quil sagirait de généraliser nous semble très contestable.
· Faire reposer la « pédagogie inversée » sur lidée que toutes les connaissances étant déjà disponibles sur internet, la tâche du professeur devient celle dun accompagnateur nous semble gravement erronée. Comme est erronée lidée selon laquelle les connaissances étant disponibles et rapidement obsolètes lécole devrait « apprendre à apprendre » plutôt que de mobiliser des savoirs pour permettre aux élèves de sapproprier des connaissances.
· Comme toutes les démarches « innovantes » la classe inversée comporte un risque important dinvisibilisation des apprentissages et donc de risque de création de malentendus qui créent et amplifient des inégalités dapprentissage. Une vigilance simpose donc.
· Jusquici, chacun le reconnait, rien ne permet daffirmer que la pédagogie inversée améliore les apprentissages des élèves. Dès lors, le comportement de certains professeurs qui « passent à la pédagogie inversée » pour en faire leur seule ou leur principale démarche pédagogique est pour le moins risqué. De même, le militantisme en faveur de lécole inversée que lon constate sur certains sites académiques et linvestissement réalisé par le ministère en faveur de cette approche de lenseignement semblent assez contestables du simple point de vue du principe de précaution. Des expérimentations évaluées de façon rigoureuse pourquoi pas. Une généralisation hâtive grâce à la mise en ligne de centaines de « capsules vidéos», certainement pas.
II. Pédagogie inversée : lexemple des SES
Dans cette seconde partie, nous allons analyser neuf capsules vidéo consacrées à lenseignement de SES. Nous avons choisi détudier trois capsules vidéo par niveau (seconde, première et terminale). Nous nous demandons si celles-ci créent les conditions dun apprentissage efficace, comme laffirment les partisans de la pédagogie inversée.
Il est important de rappeler que le but des enseignants est que les élèves sapproprient des savoirs et non simplement quils les restituent car leur restitution ne garantit pas leur maîtrise. Dans cette perspective, nous considérons que lappropriation des savoirs ne va pas de soi mais nécessite ladoption dune posture réflexive. Autrement dit, ce nest pas parce quon met les élèves en présence du savoir quon leur permet de se lapproprier. Cest ce quexplique notamment S. Bonnéry lorsquil écrit : « La conviction non interrogée que lattitude dappropriation « coule de source » conduit à se contenter de mettre les élèves en présence de savoirs : à eux presque seuls de découvrir lobjectif implicite, invisible de la séance. » (S. Bonnéry, 2007, p. 36).
Lacte dapprendre, qui est antinomique avec la passivité cognitive, est un processus qui se réalise au travers de trois étapes interdépendantes :
- La contextualisation
- La décontextualisation
- La recontextualisation
Pour quil y ait contextualisation il faut que lenseignant crée les situations didactiques permettant dentrer dans une dynamique dapprentissage. Cest-à-dire quil faut « amener les élèves à assumer intellectuellement un problème qui au départ leur est extérieur, afin quils prennent en charge les moyens conceptuels de sa résolution »[20]. Conformément aux travaux de Guy Brousseau, nous considérons donc que lenseignant doit procéder à la « dévolution du problème », cest-à-dire quil doit, au cours du processus dapprentissage, apporter une aide aux élèves (interaction didactique) mais sans se substituer à ces derniers en exposant le savoir de façon magistrale « Si le maître dit ce quil veut, il ne peut lobtenir » (Guy Brousseau). Autrement dit, il ne doit pas répondre lui-même au problème posé. Ce dernier doit évidemment être choisi de manière à ce que les élèves soient en mesure de le comprendre et de laccepter. Cela suppose donc de partir dune situation-problème pour dune part, saisir les représentations sociales des apprenants, et dautres part, problématiser le cours, cest-à-dire montrer aux élèves les enjeux cognitifs de la séquence.
Dans la phase de décontextualisation, lélève doit être capable - par le biais du dispositif pédagogique qui a été mis en place - de repérer le savoir qui est en jeu, au-delà de la réalisation des activités proposées, ce qui implique quil ne sinscrive pas dans une logique de conformité. Les élèves doivent être capables, à lissue des activités réalisées, didentifier et de nommer le savoir étudié. Par exemple, dans le cadre de lanalyse des défaillances de marché, ils doivent être en mesure dexpliquer ce quest une défaillance de marché indépendamment du contexte dans lequel cette notion a été étudiée. Cela leur permettra par la suite de pouvoir envisager de le réutiliser dans un autre contexte, cest-à-dire de recontextualiser le savoir. La recontextualisation implique donc que les élèves soient capables deffectuer des liens entre les notions apprises ce qui leur permet de structurer leurs connaissances et non de les empiler artificiellement.
Ainsi, nous considérons que cest dans cette logique dappropriation des savoirs que les enseignants doivent construire leurs séquences de cours. Or, comme nous allons le voir, la pratique de la classe inversée ne sinscrit pas dans cette logique et repose sur une certaine méconnaissance des acquis de la recherche en didactique et en pédagogie.
II.1. Pédagogie inversée et passivité cognitive : Suffit-il dêtre en présence dun savoir pour se lapproprier ?
Lacte dapprendre débute dès lors que les apprenants prennent conscience, au travers des interactions didactiques, que leur système de représentations sociales, cest-à-dire leur conception du monde ou « connaissances spontanées » ne permettent pas de rendre compte dun phénomène et quil faut les transformer pour pouvoir être en mesure de le comprendre. Cela implique de placer les élèves dans une situation de dissonance cognitive (paradoxe, énigme, etc.). Pour cela, il faut donc débuter la séquence par une phase de sensibilisation qui doit créer cette situation et à lissue de laquelle les apprenants réalisent généralement que leur système de représentations est soit défaillant, soit incomplet[21]. Or, dans toutes les vidéos étudiées, aucune phase de sensibilisation nest réalisée puisque, dans chacune dentre elles, le savoir est directement exposé de façon magistrale. Par exemple, concernant le chapitre de première, relatif à la création monétaire, des travaux (A. Beitone et A. Legardez, 1993) ont montré que les élèves ont des représentations sociales qui peuvent être de véritables obstacles aux apprentissages. De manière générale, pour expliquer comment les banques accordent des crédits, les élèves affirment le plus souvent, quelles prêtent les dépôts collectés auprès des ménages. Autrement dit, les banques disposeraient de dépôts de leurs clients et à partir de ces dépôts accorderaient des crédits à dautres agents économiques. Or, cela est erroné et lenseignant doit le démontrer aux élèves (et sans faire référence au concept de création monétaire), de manière à ce quils puissent prendre conscience quils doivent modifier leurs conceptions, afin dêtre en mesure de comprendre le principe selon lequel « les crédits font les dépôts ». Or, les auteurs de la vidéo 4 débutent directement leur capsule de la manière suivante : « Dans cette vidéo, nous allons voir comment la monnaie est créée et par qui elle est créée ». On constate ici que, dune part, le savoir nest absolument pas problématisé, cest-à-dire quà aucun moment les auteurs de la vidéo ne montrent les enjeux du cours (pourquoi sintéresser au processus de création monétaire ?). Autrement dit, ils namènent pas les élèves à sapproprier le questionnement qui est à la base de la séance. Ils ne créent donc pas les conditions permettant aux élèves dassumer cognitivement ce « problème »[22]. Dautre part, on constate que dans cette vidéo (mais ce constat sapplique aux neuf vidéos étudiées), les apprenants sont considérés comme des « sacs vides que lon peut remplir de connaissances » (Giordan et De Vecchi, 1987, p. 66) puisque leurs représentations sociales ne sont absolument pas prises en compte étant donné que le savoir na pas fait, au préalable, lobjet dun questionnement (il est magistralement exposé). En effet, les auteurs expliquent de manière erronée (mais nous y reviendrons) le processus de création monétaire : « On désigne par lexpression de création monétaire, laugmentation du stock de monnaie en circulation dans léconomie ». Cette façon de procéder est dautant plus problématique que comme lexplique G. De Vecchi, « lorsquon néglige de sappuyer sur les conceptions des élèves, on construit des stéréotypes, des mots vides de sens et, sans y prendre garde, on renforce les représentations fausses : en un mot, celles-ci font écran et ne permettent pas à un savoir nouveau de se construire ou de saffiner » (G. De Vecchi, 1992, p.101). On voit donc ici que le risque est très grand que les élèves, apprennent cette notion sans la comprendre, et restituent le contenu de la vidéo sans pour autant que leurs représentations en soient modifiées. Autrement dit, lélève saura quelle est la « bonne réponse » à fournir (celle qui est exposée dans la vidéo) sans que cela ne conduise à une restructuration de son système de représentations-connaissances. Dans cette perspective, le savoir ne sera que « décoratif » cest-à-dire quil ne permettra pas de modifier les représentations sociales des élèves. Ainsi, à la question « En quoi consiste la création monétaire » (question qui accompagne létude de la capsule), les apprenants nauront quà recopier ce qui est écrit et/ou dit dans la vidéo. De même, les auteurs de la vidéo 3 relative à la justice sociale, commencent à expliquer aux élèves quil existe plusieurs conceptions de légalité dans les sociétés. Ce qui aurait dû faire lobjet dune problématisation permettant de créer les conditions dun apprentissage est magistralement exposé : « ( ) lorsquon sintéresse à légalité, il faut toujours se demander ; égalité de quoi ? On peut tout dabord distinguer légalité des situations ( ), une autre conception de légalité renvoie à légalité des droits ( ) enfin légalité des chances (ou équité) ( ) ». On ne peut, là encore, que constater que cette pratique pédagogique invite les élèves à la passivité cognitive. En ce sens, et contrairement à ce quaffirment les partisans de la pédagogie inversée, cette pratique pédagogique est « transmissive » et « descendante ». Aux questions portant sur la définition des concepts du cours : « Quest-ce que légalité des droits ? Quest-ce que légalité des situations ? Quest-ce que légalité des chances ? », les élèves nauront, une fois de plus, quà restituer ou plutôt relever ce qui a été dit et ou écrit par lenseignant dans la vidéo. De même, dans la vidéo 2 relative à la mobilité sociale, lauteur explique notamment que « Les sciences sociales distinguent différents types de mobilité sociale. Tout dabord la mobilité géographique qui correspond au changement de résidence principale au sein dun même pays, on parle alors de mobilité résidentielle ou au changement de pays de résidence, on parle alors de migration » et il demande par la suite aux élèves« Quest-ce que la mobilité géographique ? ». Nous sommes, pour reprendre les termes de Guy Brousseau, en plein dans « leffet Topaze »[23]. Toujours dans cette même optique, la vidéo 5 portant sur létude des défaillances de marché est encore plus révélatrice de ce constat étant donné quà lissue de lécoute de cette capsule, les enseignants demandent notamment aux apprenants de « Recopiez le schéma permettant dexpliquer la disparition du marché des véhicules doccasion ». On ne peut que déplorer labsence totale dactivité cognitive des élèves. Recopier un schéma (et donc « faire juste ») ne permet pas dêtre en mesure de le comprendre, dexpliquer le mécanisme en question, cest-à-dire les liens faits entre les notions. On ne peut donc que constater que lorsque les partisans de la pédagogie inversée expliquent que par cette pratique, ils rendent les élèves « actifs », ce nest pas dactivité cognitive dont ils parlent mais de logique deffectuation de la tâche[24]. Les apprenants manifesteront les « signes extérieurs de létude » (S. Bonnéry) cest-à-dire donneront lors du travail en classe la « bonne réponse » (ils seront donc « actifs »). De cela, on ne peut quen déduire que la pédagogie inversée est le terreau dun malentendu socio-cognitif majeur. En effet, elle invite les élèves à se placer sur un autre registre que celui qui est attendu par linstitution scolaire et qui relève de la posture réflexive, cest-à-dire de distanciation face aux objets étudiés. Les élèves travailleront donc « à côté » des objectifs visés. Ils seront par exemple capables de répondre à la question « Pourquoi ces externalités entraînent-elles une mauvaise allocation des ressources ? » (Vidéo 5) en récitant mot à mot le contenu de la vidéo sans être amené à identifier et nommer à lissue de cette question (et plus largement de lactivité proposée) le savoir en jeu. En ce sens, il est fort probable que les élèves nauront pas conscience du lien qui a été fait (par lenseignant) entre les notions (externalité et défaillance de marché), faute dexplicitation et de réflexion individuelle et collective sur chacun des concepts. Par conséquent, lors de la correction du questionnaire, ils croiront maîtriser le cours (puisquils ont écrit la « bonne » réponse telle quelle est énoncée dans la vidéo), alors quen réalité, ils ne seront pas rentrés dans labstraction puisquà aucun moment ils nauront eu à se confronter au « problème » posé et à le résoudre eux-mêmes à laide des activités proposées. On voit ici que les apprenants sont mis en présence dun savoir sans quon leur donne explicitement les moyens de le maîtriser, cest-à-dire de pouvoir se lapproprier au moyen dun cadrage adéquat de lactivité cognitive. Malheureusement, il nest pas évident que lenseignant se rende compte de ce malentendu ce qui ne lui permettra pas de remédier aux difficultés des élèves (puisquil sera beaucoup plus compliqué de les identifier). Ainsi, en considérant que cest à lélève de scolariser lui-même le savoir qui lui est exposé de façon magistrale et non problématisé (via le visionnage des capsules vidéo), la pédagogie inversée contribue selon nous au creusement des inégalités scolaires car, comme lont montré notamment les travaux de P. Bourdieu, tous les élèves narrivent pas sur les bancs de lécole avec les mêmes dispositions scolaires, cest-à-dire le même rapport aux savoirs, à lécrit et à loral. Si les « héritiers » peuvent arriver à scolariser eux-mêmes le savoir, on ne peut pas en dire autant des élèves qui ne sont pas familiarisés avec les attentes de lécole.
La logique de conformité : « Faire juste sans apprendre »
Comme nous lavons vu précédemment, la pédagogie inversée renforce la logique de conformité au détriment de celle dappropriation du savoir. Pour montrer à quel point ladoption et le maintien des élèves dans cette logique de conformité a des effets délétères en termes de réussite scolaire, nous pouvons reprendre une des nombreuses études de cas de S. Bonnéry. Prenons par exemple le cas « dAmidou »[25]. En sixième, lors dune séance de géographie, lobjectif est dapprendre à réaliser une carte en sappropriant les différents symboles élaborés par les géographes. Cet élève parvient en apparence à réaliser le travail demandé (il réalise la carte de géographie) sans voir que limportant nest pas le résultat du « coloriage » mais les règles de « symbolisation des cartes ». En effet, Amidou ne parvient pas à opérer cette conversion de lexpérience ordinaire en connaissance scolaire. Il réalise la carte en demandant à chaque fois de quelle couleur telle zone doit être coloriée. Il ne se confronte donc à aucun moment à la situation-problème (qui porte sur les règles de symbolisation). Par ce procédé, qui invite à la passivité cognitive, il ne parvient pas à « maîtriser le rapport entre des objets du monde (montagne, fleuve ) » quil est censé connaître et « la représentation de ces objets, codifiée et normée par la géographie physique » (S. Bonnéry, 2007, p.48). Ainsi, Amidou arrive le jour du contrôle en étant persuadé que faire « une carte » de géographie cest faire « la carte » (celle qui a été réalisée en cours et quil a apprise par cur) et est incapable de faire le travail demandé (la nouvelle carte qui fait lobjet du contrô
dringend een debat nodig omtrent de momenteel gepropageerde interdisciplinaire aanpak en competenties in de context van de nieuwe eindtermen/leerplannen.
Les enjeux cachés de l« interdisciplinarité » au collège
Er is ook in Vlaanderen dringend een debat nodig omtrent de momenteel gepropageerde interdisciplinaire aanpak en competenties in de context van de nieuwe eindtermen/leerplannen.
Les enjeux cachés de l« interdisciplinarité » au collège Avec Jean-Pierre Terrail, chercheur en éducation, GRDS (Groupe de recherches sur la démocratisation scolaire) jeudi 12 novembre, à 18h30,
Présentation : Lactuelle réforme du collège, censée entrer en vigueur à la rentrée 2016, introduit dans la charte des enseignements une « matière » nouvelle, ou plutôt de « nouvelles modalités denseignement », les EPI, enseignements pratiques interdisciplinaires. Ces EPI doivent être organisés autour de huit thématiques (développement durable, monde économique et professionnel, corps, santé et sécurité, citoyenneté, etc.) et elles devraient occuper pas moins de 20% du temps denseignement global, évidemment soustraits aux enseignements disciplinaires.
Si ce point de la réforme na pas fait lobjet de débat public, ce que lui reproche le SNES, il nen a pas moins fortement attiré lattention et suscité dhorizons divers nombre dinterventions vantant les vertus de linterdisciplinarité. Il semble au premier abord que la question soit proprement pédagogique, et cest bien ainsi que les promoteurs de la réforme et les thuriféraires de linterdisciplinarité la présentent. On peut cependant douter quelle soit seulement, ni même dabord, dordre pédagogique. Cela apparaît assez clairement pour peu que lon rapproche linterdisciplinarité des deux autres thématiques qui ont occupé le débat scolaire au long des quinze dernières années : la « formation des compétences », et les « éducations à ».
Si le projet dintroduire la formation des compétences dans lenseignement général, sur le modèle de lenseignement professionnel, émerge dès la fin des années 1980, il ne prendra vraiment corps quavec la loi Fillon de 2005 et la définition en 2006 du « socle commun de connaissances et de compétences ».
Largumentation de ses promoteurs sappuie sur le constat, ou lhypothèse, dun décalage entre les savoirs transmis par lécole et le savoir agir qui sera nécessaire au futur citoyen dans sa confrontation aux grands enjeux de la vie sociale et professionnelle. Le bagage scolaire ne peut donc se réduire à un empilage de savoirs académiques, lécole se désintéressant du savoir agir.
Si pour certains chercheurs la formation des compétences a partie liée avec lapprofondissement des savoirs disciplinaires, pour la majorité des experts dans les années 2000 il ne peut sagir que dune activité éducative spécifique, organisée à partir des enjeux de la vie pratique, et consistant à confronter les jeunes à des « situations-problèmes ».
Et pour certains même cest lensemble de lenseignement qui doit être réorganisé autour de ces enjeux, car « le savoir vaut par ce quil permet de faire » (B. Rey), et cest seulement en le posant comme tel quon peut donner du sens aux apprentissages.
À linstar de la rhétorique prônant « lapproche par compétences », la promotion des « éducations à » met en avant linsuffisance des savoirs scolaires sagissant de préparer les jeunes aux exigences de la vie sociale, la portée de largument étant renforcée là aussi par la référence aux considérations dEdgar Morin sur la complexité croissante du monde.
Si le souci chez les responsables nationaux que lécole adapte ses publics à lordre social et leur en inculque le respect est une constante historique, le chaos du monde et les menaces sur la planète favorisent aujourdhui la formation dun large consensus autour dune éducation scolaire spécifiquement sociale et morale. On passe ici du savoir-agir (les compétences) au devoir-agir. Mais le rôle de lécole est-il dinculquer des valeurs, au risque de subordonner la transmission des savoirs aux exigences de la vie pratique, ou de transmettre les connaissances à partir desquelles les valeurs peuvent se construire ?
Rapportées à la segmentation disciplinaire traditionnelle de lenseignement scolaire, la formation des compétences comme linstauration des « éducations à » soulèvent au premier chef la question de linterdisciplinarité, dont on ne saurait sétonner donc quelle occupe si ostensiblement aujourdhui le devant de la scène.
Pour certains intervenants, tel Edgar Morin, cest lensemble de la structuration disciplinaire de notre enseignement quil faudrait faire éclater, au profit de la formation chez les jeunes élèves de la « pensée reliante » qui serait seule à même de leur permettre dappréhender la complexité.
Ces nouveaux impératifs de la pensée pédagogique la formation des compétences, les éducations à, linterdisciplinarité recueillent lassentiment dune large partie des protagonistes des politiques éducatives. On trouve leurs partisans dans les organismes internationaux, parmi les responsables politiques de droite et de la gauche socialiste, au ministère de léducation nationale, dans les mouvements pédagogiques, dans une partie du mouvement syndical enseignant.
Comment a pu se former aussi vite un aussi large consensus autour de ces thèmes relativement nouveaux de la pensée pédagogique ?
Largument le plus récurrent avancé à lappui de leur promotion est celui de la nécessité de préparer les jeunes à la complexité des enjeux et des contraintes du monde actuel.
On peut lentendre, sachant les tensions dramatiques de la conjoncture historique. Ce nest pas la question posée qui fait problème, cest la réponse qui lui est apportée, et qui na, elle, rien dévident. Le monde est plus dur, plus complexe et il est urgent de mettre les jeunes générations en position de sen approprier les enjeux et de les affronter de façon avertie et démocratique ? Cest donc quil faut améliorer très sensiblement la transmission des connaissances et le niveau de formation des élèves, ce qui implique naturellement, ce que savent bien les responsables des filières dexcellence, une appropriation approfondie des savoirs disciplinaires.
Or ce nest pas du tout là la réponse avancée par les experts et les pédagogues attachés, eux, à faire sauter le « carcan disciplinaire » dont souffrirait notre système éducatif[1]. Leur posture ne séclaire quen regard du public scolaire visé.
Pour eux en effet les vertus quils prêtent à la formation des compétences et à linterdisciplinarité valent surtout pour les élèves issus des milieux populaires qui vont se retrouver massivement en difficulté à la sortie de lécole élémentaire. « Ceux que lécole devrait mieux préparer à la vie, note ainsi Philippe Perrenoud, sont ceux qui sortiront du système éducatif sans avoir acquis le niveau de culture suffisant pour apprendre facilement à lâge adulte ce quils nauront pas acquis à lécole obligatoire. »[2] Les autres sauront convertir par eux-mêmes leurs connaissances en compétences pratiques. Et cela est vrai pour la formation des compétences comme pour les « éducations à », lesquelles ont dailleurs vocation à concerner essentiellement le collège, et certainement pas les filières dexcellence du lycée et de lenseignement supérieur.
Ce nest évidemment pas un hasard si ces débats pédagogiques ont surgi à chaque fois à loccasion de la définition dune formule donnée du « socle commun » (celle de la droite dabord, puis celle du PS), lequel socle définit les objectifs de scolarisation pour les élèves en difficulté.
Lagitation intellectuelle développée autour de la pédagogie des compétences et de linterdisciplinarité ne prend donc son sens que référée à son implicite, la politique du socle commun. Elle parle en réalité dautre chose que de pédagogie : de politique scolaire. Ce déplacement du politique vers le pédagogique a un double intérêt pour ceux qui en jouent le jeu.
Pour les élites dirigeantes, il permet de passer en douceur de la thématique de légalité des chances, qui nest plus crédible depuis que les flux de sortie du système éducatif se sont figés, au milieu des années 1990, à la thématique de lécole du socle, qui met en débat la façon dapporter le meilleur aux enfants du peuple, tout en faisant glisser la question des inégalités sous le tapis.
Pour les professionnels du monde éducatif qui restent attachés aux principes de la rénovation pédagogique des années 1970, ce déplacement permet de reprendre quelque vigueur (lapproche par compétences valorise lauto-formation des élèves ; les EPI sont appelés à privilégier les objets denseignement concrets et à pratiquer la pédagogie différenciée) ; tout en leur évitant davoir à défendre le bilan des quatre décennies de mise en uvre de ces principes.
On ne saurait évidemment conclure de ces observations critiques que la structuration actuelle des disciplines scolaires dans notre système éducatif ne saurait souffrir la moindre contestation. Mais on peut plaider pour que la discussion soit menée au grand jour et clairement référée à telle ou telle politique pour lécole.
Tout peut être légitimement objet de débat en matière de contenus denseignement quil sagisse de la place actuelle des différentes disciplines scolaires, de leurs rapports aux disciplines savantes, de la conception de leur enseignement, de la place à faire à de nouveaux enseignements, du rôle de lécole dans la formation des savoir-agir, etc. à condition que le contexte de la discussion soit bien précisé : a-t-on en vue le programme dune école fondamentale qui ne prend sens que pour ceux qui niront ni plus vite, ni plus loin, comme dirait Ph. Perrenoud ; ou celui dune école démocratique, qui sassigne comme objectif prioritaire lélévation massive des niveaux de formation et une réduction considérable des inégalités de réussite des apprentissages ?
Cette exigence de clarification des enjeux pédagogiques invite à revenir sur le terrain du politique, en posant la question que les débats actuels sur linterdisciplinarité refusent implicitement de poser : notre pays a-t-il besoin aujourdhui, a plus forte raison demain, dune éducation scolaire pour tous de haut niveau, une éducation qui ne vise pas dabord à inculquer des messages, mais à former des capacités instruites de réflexion et danalyse ?
[1] Lexpression est de C. Reverdy, « Éduquer au-delà des frontières disciplinaires », Note de Veille (Institut français déducation), n° 100, mars 2015. [2] Philippe Perrenoud, Quand lécole entend préparer à la vie, op. cité, p. 19.
Voir également le site du GRDS et la présentation de la nouvelle saison du séminaire
De leesprincipes van prof. Stanislas Dehaene zijn precies dezelfde als deze die we al sinds 1986 in onze 'Directe systeemmethodiek' voor leren lezen propageren.
De leesprincipes van prof. Stanislas Dehaene zijn precies dezelfde als deze die we al sinds 1986 in onze 'Directe systeemmethodiek' voor leren lezen propageren.
Daarnaast hebben we die principes ook concreet uitgewerkt naar de klaspraktijk toe.
De DSM-principes worden momenteel in de meeste leesmethodes in Vlaanderen en Nederland toegepast.
Maar hoe komt het nu dat er zich in Frankrijk de voorbije decennia een ware lees-oorlog ontketende en dat dit niet of veel minder het geval was in Vlaanderen?
Het Franse onderwijs kent een andere historiek van het leren lezen dan het Vlaamse. In Frankrijk was er de voorbije 50 jaar en ook nog de voorbije jaren een hevige strijd omtrent de leesmethodiek. De nieuwe onderwijsminister Blanquer pleit momenteel voor het radicaal verlaten van globale of globaliserende leesmethodieken.
Vanaf de jaren 1960-1970 pleitten veel universitaire taalkundigen in Frankijk vanuit hun 'globale' taal-visie ook voor de globale leesmethodiek, waarbij het aanleren van de leestechnieken minder belangrijk werd; het accent werd gelegd op de betekenis van wat de kinderen lezen cf. globale methodiek van Ovide Decroly die in de jaren vijftig ook heel sterk door onze inspectie gepropageerd werd.)
Die globale methodiek vond vooral steeds meer ingang in het Franse onderwijs omdat de universitaire taalkundigen die in de intussen universitair gemaakte onderwijzersopleiding in 1989 de leesmethodiek in handen kregen en vanuit hun whole-language-visie meteen ook een globale leren-lezen -methodiek propageerden. In Frankrijk wordt de sterke niveaudaling van de voorbije 20 jaar - cf. zwakke PISA-scores e.d. - ook op naam geschreven van de whole-language-visie die ertoe leidde dat het aantal leerlingen met lees-, schrijf- en spelling-problemen gevoelig toenam.
In Vlaanderen propageerden ook heel wat universitaire taalkundigen - de globale leesmethodiek. Dit kwam tot uiting in bijdragen van het tijdschrift. VONK vanaf de jaren zestig. En ook nog in een interview in 1996 met Onderwijskrant pleitte de toenmalige directeur van het Steunpunt NT2-Leuven nog voor de globale leesmethodiek. Het Steunpunt NT2 werd later het CTO -centrum voor taalonderwijs o.l.v. Kris Van den Branden.
In Vlaanderen hebben we vanaf de jaren zeventig vanuit onze lerarenopleiding de globale leesmethodiek heftig bestreden - en eveneens de globale inslag in de startfase van de zgn. structuurmethodes als Veilig Leren Leren.
We stelden als alternatief onze fonetische 'directe systeemmethodiek' (DSM) op en die methodiek wordt momenteel in de meeste leesmethodes toegepast.
invloed van de competentiegerichte onderwijsvisie in de leerplannen Frankrijk :gevoelige daling van niveau en toename van sociale discriminatie
Cahier de recherche sur léducation et les savoirs 16 | 2017 : L'approche par compétences : une réforme voyageuse ?
Studie over nefaste invloed van de competentiegerichte onderwijsvisie in de leerplannen Frankrijk :gevoelige daling van niveau en toename van sociale discriminatie
Dossier Lintroduction en France des compétences dans la scolarité unique. Enjeux politiques, enjeux de savoir, enjeux pédagogiques et didactiques
p. 73-93
Samenvatting
Lintroduction des compétences dans les programmes de lécole unique (élémentaire et collège) en France et notamment du « socle commun », a donné lieu à des alliances autour du terme « compétence ». Les définitions de ce terme sont en réalité plurielles (utilitaire, participationniste, « retour aux fondamentaux »), selon les groupes dacteurs qui cherchent à influer sur les programmes. Elles relèvent à la fois de limportation de conceptions des organismes internationaux et du monde professionnel, ainsi que du débat politique et pédagogique national.
Ces prescriptions officielles ont des effets sur les manuels et les dispositifs pédagogiques qui renouvellent la contribution aux inégalités : élévation des exigences pour une partie des compétences, requises mais peu enseignées, donc saisissables seulement par les élèves préparés par la socialisation familiale ; limitation à des procédures simplifiées pour les élèves moins connivents ainsi moins préparés à la poursuite détudes longues. ----------
Conclusions
Dans le cas de la France, lintroduction de la logique des compétences dans le primaire et le secondaire apparaît comme un catalyseur de logiques plurielles déjà présentes mais qui ont alors fait système, à la fois dans les programmes (du fait des jeux dalliance de groupes dacteurs) et dans les pratiques de classes (du fait de la polysémie de ce que recouvre le terme de compétences dans léducation). On observe dabord une élévation des exigences quand les situations chaque fois nouvelles et complexes sollicitent des « compétences avec mobilisation » (Rey, 2014) où, contrairement aux discours ambiants, les savoirs disciplinaires ne sont pas absents mais moins donnés à voir : cest à lélève de les mobiliser simultanément à dautres ressources (expérience personnelle, éclairage de tel aspect du monde, etc.).
Cest la traduction des définitions « anti-académiques » qui voulaient que lécole serve non pas seulement à retenir des faits, mais à faire penser sur les situations de la vie professionnelle et sociale. Cette introduction est donc de nature à correspondre aux attentes de groupes sociaux fortement scolarisés depuis plusieurs générations, pour qui les exigences scolaires du passé semblent relever de lévidence et dune trop grande facilité.
Ainsi, ces exigences sont très peu accompagnées, la logique des compétences reposant sur lidéologie spontanéiste, doù une ambiguïté entre les situations pour les faire acquérir aux élèves et celles qui les requièrent pour apprendre. De fait, les définitions « participationnistes » des compétences donnent surtout à voir le « faire » visible et donc évaluable dans les tâches, en masquant les enjeux sous-jacents de savoir et de réflexion pour ceux qui nont pas les prérequis. Ces tâches sont « à usages multiples », encourageant un dénivellement des exigences selon les profils sociaux des élèves, surtout quand restent prégnantes les traductions des définitions à la fois « conservatrices » et « utilitaires » des compétences : les élèves les moins connivents sont particulièrement focalisés sur des procédures simples et automatisables, ces dernières leur étant moins données à voir comme des outils pour appréhender des exigences plus élevées.
Lintroduction des compétences dans les programmes na pas créé de toutes pièces le renoncement à viser les mêmes objectifs avec tous les élèves de la scolarité unique. Mais en constituant, dans des situations en apparence partagées autour dun « faire » ambigu, à la fois une élévation dune partie des exigences, et une possibilité de réduction des sollicitations à des procédures simples, elle a constitué un catalyseur de la cohabitation de ces logiques. Ceci pourrait expliquer, avec dautres raisons cumulées, le fait que les inégalités saccroissent, les évaluations internationales montrant que le niveau des meilleurs élèves français progresse au cours des dernières décennies, celui des plus faibles régressant encore.
Ces élèves « bons » et « faibles » ne se recrutent pas au hasard socialement. Les recherches montrent que ceux qui satisfont le mieux aux réquisits tacites des compétences exigeantes bénéficient dune socialisation familiale plus proche de la culture scolaire. Pour ceux dont les parents ont suivi des parcours scolaires plus courts, lécart est plus grand quand lÉcole ne crée par les conditions pour quils construisent ces compétences et les savoirs.
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Après sêtre développée dans le domaine professionnel (Ropé & Tanguy, 1994) et avoir été promue de plus longue date par différents organismes internationaux, la logique des compétences a été introduite par étapes dans la scolarité unique française. La loi dorientation de 1989 puis, surtout, linstauration du « socle commun » de 2006 (en passant par le processus de Bologne, etc.) constituent des moments clés de ce processus. La première partie de larticle montre dabord la cohabitation de logiques plurielles participant de lintroduction des compétences dans les programmes, qui ne peut être considérée seulement comme lapplication de préceptes internationaux
Cette introduction dans les programmes a donné lieu à des débats quant aux conséquences dans les pratiques pédagogiques de la logique des compétences sur les savoirs enseignés, et quant à ses effets démocratisants ou inégalitaires. La deuxième partie montre justement ce quil en est dans les supports (manuels surtout, mais aussi fiches dactivité) et les dispositifs pédagogiques (types de pratiques récurrentes entre situations, classes et établissements Bonnéry & alii, 2015).
Il ne sagit cependant pas ici de penser de façon disjointe les programmes et les pratiques de classes. Les recherches qui, au sein de la sociologie de léducation française, traitent des réformes curriculaires dissocient souvent deux dimensions quil nous semble utile darticuler. Dun côté, les recherches portant sur la construction des programmes étudient les groupes dinfluences et les rapports de force à luvre, les processus délaboration, leur traduction dans des textes officiels, etc. Elles naccordent que peu dattention à larticulation entre ces dimensions et les enjeux propres aux contenus denseignement. Dun autre côté, les recherches privilégiant les enjeux de savoir des réformes se focalisent sur leur mise en uvre dans les classes pour comprendre les exigences intellectuelles imposées aux élèves. Elles tendent alors à laisser dans lombre les enjeux politiques ainsi que les conceptions concurrentes des besoins de formation qui conduisent aux réformes. Notre article articule ces deux axes de recherche, pour saisir les effets décho entre les définitions des compétences dans les programmes, et leurs mises en uvre et leurs effets dans les classes. ----------- Lélaboration du socle commun marque une rupture importante. Conçu comme un « nouveau principe dorganisation décole obligatoire »2, il dispose en effet, tant sur le plan juridique que pédagogique, dune valeur supérieure aux programmes, qui ne font lobjet que de simples arrêtés ministériels. Même si leur existence nest pas remise en cause, les disciplines et les programmes scolaires ont désormais vocation à être subordonnés à lacquisition des compétences du socle, qui deviennent dès lors la véritable finalité de la scolarité obligatoire. Aussi, la mise en uvre du socle a-t-elle pu être présentée « comme le signe et comme laboutissement dune sorte de révolution copernicienne dans le domaine des apprentissages et de leur évaluation »3. Une clé de lénigme réside dans la plasticité des notions de « compétences » (Crahay, 2006) et de « socle » qui a permis de réunir, au moins provisoirement, autour dun même mot dordre une constellation dacteurs hétéroclites : organisations internationales Union européenne et OCDE notamment , hauts fonctionnaires modernisateurs, représentants du conservatisme politique et pédagogique, organisations syndicales réformistes et certains mouvements pédagogiques. En revenant ainsi sur les définitions différenciées de la notion de « compétences » portées par ces différents acteurs, on ne se donnera pas seulement les moyens dexpliquer la formation de ce consensus, a priori improbable, autour de la réforme, mais aussi, comme on le verra dans la seconde partie, les incertitudes et les contradictions auxquelles donne lieu sa mise en uvre dans les classes.
Le HCE propose ainsi de structurer les différents piliers du socle sur le modèle européen, dans lequel chaque compétence générale est déclinée en connaissances, aptitudes et attitudes. Il ajoute également deux nouveaux piliers « compétences sociales et civiques », « autonomie et initiative » exclusivement dédiés à des compétences transdisciplinaires et dont le contenu est très directement inspiré du projet européen, qui parle de « compétences interpersonnelles, interculturelles et compétences sociales et civiques » et d« esprit dentreprise ». Considérant que « lÉcole a une obligation de résultats, effectifs et vérifiables », il affirme enfin que « lexigence dans le contenu est indissociable dune exigence dans lévaluation » et préconise la définition de paliers dévaluation ainsi que la création dun document personnel retraçant lévolution des acquis de chaque élève compétence par compétence. Un antagonisme national : les compétences contre la scolastique (klassieke vakdisciplinare leerinhouden)
Pour les signataires du Manifeste pour un débat public sur lécole 10 universitaires, dirigeants syndicaux et militants de mouvements pédagogiques ou déducation populaire réunis, fin 2001, par Jacky Beillerot et Philippe Meirieu ou pour des organisations comme le SGEN-CFDT, le SE-UNSA, les Cahiers pédagogiques, Éducation & Devenir ou la Ligue de lenseignement, les compétences du socle commun sont dabord et avant tout une « promesse démocratique » permettant de « transformer lÉcole machine à trier en une École de lémancipation et de la promotion de tous »11.
Ces acteurs considèrent en effet la conception scolastique des savoirs scolaires héritée de lenseignement secondaire classique ainsi que les pédagogies traditionnelles comme le moteur de la sélection par léchec. De leur point de vue, les impasses de la démocratisation scolaire et du collège unique sexpliqueraient par la transposition à cette école moyenne de masse dun modèle pédagogique, celui des collèges jésuites et du lycée napoléonien, conçu pour une élite restreinte socialement et scolairement. Devenu un véritable lieu commun, ce discours sans auteur véritable, anonyme et collectif, sest avéré être lun des plus puissants vecteurs de légitimation de la réforme. Réinscrite dans un tel schéma narratif et argumentatif, lintroduction de lapproche par compétences pouvait en effet être présentée comme une arme au service de la justice sociale et scolaire et non comme le cheval de Troie dune conception utilitariste et behavioriste des contenus denseignement.
Avec ces arguments, ceux qui se présentent comme les partisans de lécole démocratique ont donc porté une définition participationniste de la notion de compétences. À leurs yeux, linscription du socle commun dans le code de léducation devait en effet permettre, dune part, de reconnaître, tant symboliquement que juridiquement, la prééminence des pédagogies actives où lélève participe à la construction de son propre savoir et, dautre part, de faire de la participation pleine et entière de lélève à la vie de la cité la véritable finalité de la scolarité.
De ce de double point de vue, la rédaction finale du décret du 11 juillet 2006 apparaît comme un succès pour les tenants de cette définition participationniste. Indiquant que la spécificité du socle réside « dans la volonté de donner du sens à la culture scolaire fondamentale, en se plaçant du point de vue de lélève et en construisant les ponts indispensables entre les disciplines et les programmes », le texte dit en effet que « maîtriser le socle commun, cest être capable de mobiliser ses acquis dans des tâches et des situations complexes, à lécole puis dans sa vie ; cest posséder un outil indispensable pour continuer à se former tout au long de la vie afin de prendre part aux évolutions de la société »12. Quant aux « compétences sociales et civiques » ainsi quà « lautonomie et linitiative », elles figurent désormais parmi les finalités premières de la scolarité obligatoire (cf. supra).
Back to basics Bien quelles soient le produit dunivers et dacteurs sociaux distincts, la définition utilitariste et la définition participationniste des compétences se rejoignent donc dans la dénonciation du caractère scolastique des contenus denseignement et dans la critique des disciplines comme cadre organisateur de la transmission des savoirs. Si la mise en évidence de ces deux définitions et des acteurs qui les ont portées permet de mieux cerner le sens effectivement pris par la notion de compétences en France, cela ne suffit cependant pas à expliquer certaines modalités de la transposition du socle commun dans les programmes et certains de ses effets dans les classes. En effet, pour la nébuleuse que constituent des associations comme Sauver les lettres ou Sauvez les maths, des syndicats comme le SNALC, le SNUDI-FO ou le SNFOLC, des enseignants auteurs de livres à succès dénonçant la faillite de lÉducation nationale, des personnalités hostiles aux évolutions pédagogiques, lélaboration et la mise en uvre du socle commun sont apparues comme une nouvelle bataille où conduire leur combat contre le pédagogisme, le dogme de lélève au centre, les IUFM ou encore la baisse des exigences et du niveau des élèves.
Ayant loreille des différents ministres de lÉducation nationale sétant succédé rue de Grenelle entre 2002 et 2009 Xavier Darcos, François Fillon, Gilles de Robien et à nouveau Xavier Darcos , plusieurs acteurs de cette nébuleuse sont discrètement intervenus à différentes étapes de la réforme : de la Commission du débat national sur lavenir de lécole, présidée par Claude Thélot, jusquà lécriture des nouveaux programmes en passant par la rédaction de la loi du 23 avril 2005 et du décret du 11 juillet 2006 (Clément, 2013 : 543-653).
Assimilant lapproche par compétences à une attaque contre les savoirs et les disciplines, ils ont cherché à construire le socle commun sur une autre logique, celle dun retour aux fondamentaux à la fois dans le curriculum formel et dans les processus de transmission et dappropriation des savoirs : en faisant de la définition du socle le prélude, dune part, à une réécriture en profondeur de lensemble des programmes et, dautre part, à un changement massif des méthodes et des pratiques pédagogiques. Produit des alliances de circonstances entre les trois réseaux dacteurs que lon vient de décrire, la version définitive du socle commun apparaît finalement comme un objet pédagogique hybride, où se télescopent des logiques plurielles, voire antagonistes. Compte tenu de cette relative indétermination, la réforme restait donc ouverte à toutes les appropriations possibles dans sa phase de mise en uvre. Elle a ainsi des fortunes très diverses en fonction des disciplines et des niveaux denseignement.
La transposition de la réforme dans les programmes
Élaborés pour lessentiel en 2007, les nouveaux programmes du collège dans les disciplines scientifiques (mathématiques, physique-chimie, sciences de la vie et de la terre13, technologie) sont incontestablement ceux qui ont le plus intégré la logique de la réforme. Ils combinent en effet le retour aux fondamentaux et la définition de compétences transversales. En mathématiques et en physique, les programmes distinguent ainsi deux types de savoirs : dun côté, les savoirs de base relevant du socle, qui doivent, par définition, être impérativement acquis par tous les élèves et, de lautre, des savoirs plus ambitieux, pour des élèves dont les caractéristiques restent indéfinies. En mathématiques, la mise en uvre du socle aboutit même à acter ouvertement la différenciation de deux niveaux dexigences. Dans lintroduction des programmes, il est en effet précisé qu« au niveau des exigibles du socle commun, toute technicité est exclue, puisque dans lesprit général du socle on se limite à des problèmes simples, proches de la vie courante »14. Cela étant, les changements introduits par ces nouveaux programmes ne se réduisent pas à lidentification des fondamentaux et à lofficialisation dun dénivellement des exigences. Ils traduisent également la diffusion de la définition participationniste.
Mettant résolument laccent sur le travail interdisciplinaire à travers une longue introduction commune aux quatre disciplines et six thèmes de convergence, les programmes explicitent en effet clairement en quoi chaque discipline peut servir des objectifs de formation généraux et permettre lacquisition de compétences transversales. La logique participationniste concerne également les méthodes : la démarche dinvestigation se trouve ainsi placée au cur des programmes dans le cadre dune approche qui « privilégie la construction du savoir par lélève »15. Comparés aux programmes du pôle scientifique, ceux qui relèvent des humanités (français et histoire-géographie notamment) apparaissent peu affectés par la réforme : les savoirs de base ny sont pas distingués, les objectifs généraux de formation ne sont guère explicités, la transversalité est quasiment absente, tandis que les capacités sont seulement développées sur un mode disciplinaire et que les attitudes passent à la trappe. Mais cest probablement parce que la logique des compétences avait pénétré les programmes plus tôt, depuis la fin des années 1990, et quil nétait pas aussi utile den marteler les préceptes. On est alors davantage dans la continuité plutôt que dans le franchissement dun palier supplémentaire. Dans le primaire enfin, les programmes arrêtés par Xavier Darcos en 2008 ont introduit une véritable rupture par rapport aux programmes de 2002, qui mettaient en effet laccent sur la construction de son savoir par lélève, la découverte du monde, les disciplines déveil, la littérature de jeunesse comme vecteur de la culture littéraire, etc. Prenant lexact contrepied de ces orientations, les programmes de 2008 consacrent au contraire une réduction très nette du champ des savoirs proposés au profit de lacquisition des savoirs de base.
Les compétences, des programmes aux pratiques
Ces différentes définitions des compétences entremêlées dans les programmes sont formulées pour lessentiel en tant quintentions et objectifs, sans détailler des pratiques prescrites (les documents dapplication restant aussi assez généraux). Mais elles constituent des éléments disponibles pour lingénierie pédagogique (notamment la constitution des manuels) et pour les enseignants. Elles participent ainsi, avec des appropriations et interprétations successives, à influer sur les tâches et les exigences intellectuelles auxquelles se confrontent les élèves.
Compétences : des mises en uvre ambiguës Si lon veut comprendre ce paradoxe, de même que les résonances dans les classes des débats contradictoires qui ont eu lieu au moment de lintroduction dune logique denseignement et dévaluation appuyée sur lidée de compétences, il nous faut préciser les grandes logiques de mise en uvre de cette notion de compétences et leur plus ou moins grande pertinence ou possibilité de traduction dans la classe, en fonction de la nature des savoirs en jeu.
À linstar de ce que Rey a mis en évidence, on trouve deux grandes utilisations du terme de compétence (Rey, 2014) dans les supports et dispositifs pédagogiques, permettant de comprendre pourquoi cette introduction a contribué au flou dans les apprentissages, comme à laccroissement des inégalités. Dans un premier sens, lintroduction des compétences correspond à une élévation importante des exigences dans les situations scolaires, qui requièrent une pluralité dactions cognitives : lidentification et lanalyse dun problème dans une situation donnée, complexe, qui pour être résolu suppose le choix des savoirs pertinents et leur mobilisation actualisée les savoirs mobilisés pouvant être de natures diverses (théoriques, savoir-faire, savoirs expérientiels). On trouve là un certain écho des logiques « participationnistes » (cest davantage aux élèves dapprendre quà lécole denseigner) et en partie « utilitaristes » (mobiliser des savoirs dans des problèmes présentés comme proches de « la vie ») à luvre dans les programmes, évoquées dans la première partie. Dans un second sens, les compétences sollicitées sont réduites à des techniques automatisables ou procédures sur des objectifs précis et ponctuels (savoir conjuguer tel verbe, tel temps, savoir calculer, identifier un schéma narratif).Elles existent dans certains apprentissages scolaires, pas seulement parce quelles font écho aux conceptions des groupes dacteurs qui voulaient « conserver » dans les programmes des tâches traditionnelles et identifiables, mais car elles constituent aussi des outils pour accéder aux tâches plus complexes. Elles font donc simultanément écho, dans les programmes, à la logique « participationniste », dans le versant doccupation, et à la logique utilitariste, dans le sens dapplication à des tâches limitées par la division sociale du travail.
Lopposition ne se situe donc pas véritablement entre savoir et compétence, mais entre les sens de ce que lécole nomme « compétences ». Les deux traductions de lidée de compétences cohabitent, mais les réquisits scolaires implicites dans lessses portent surtout sur la première catégorie présentée. Cette distinction permet en particulier de comprendre sur quels types de pratiques de classes reposait lopposition, fondée en grande partie, on va le voir, sur un malentendu, qui sest manifesté au moment de lintroduction des compétences dans le système éducatif entre les tenants des savoirs et ceux des compétences. Cette opposition correspond à des conceptions différentes des élèves et de lécole : un sujet qui comprend grâce à des savoirs ou qui « fait » et dont la formation est centrée sur les résultats lisibles dans ces « faires » des élèves « dans lindifférence aux processus [ ] et aux moyens dy parvenir » (Rey, 2014). On peut ainsi trouver dans cette référence au « faire » qui sous-tend lusage de la notion de compétences dans les apprentissages une des origines parmi les caractéristiques des classes contemporaines : lactivité permanente dans laquelle sont plongés les élèves, constamment en train de « faire » avec des documents, des questions, des fiches à remplir, constamment en train décrire pour faire (mais sagit-il vraiment dune activité décriture ?).
Rey met ainsi en évidence le caractère central de la notion de situation, de celle de tâche, et il distingue les situations de nécessité, qui sont contraignantes pour la réussite de lactivité, et celles de simple obligation, ces dernières renvoyant à des normes et des jugements arbitraires doù les interprétations différenciées des élèves. Détaillons ces deux grands types de compétences dans les classes et leurs échos avec les définitions portées par les acteurs de la constitution des programmes.
Différents niveaux dactivité derrière les « compétences »
Dabord, lélévation des exigences est identifiable dans larticulation attendue entre savoir et compétence. Les savoirs académiques (auxquels peuvent sadjoindre des savoirs culturels non scolaires), pour nêtre plus entièrement la visée ultime des apprentissages mais « seulement » les soubassements des compétences à mettre en uvre, restent néanmoins nécessaires à remobiliser17. Les savoirs sont moins centralement désignés dans les manuels et les dispositifs, ou le sont de manière ambiguë. En effet, ils sont souvent peu institutionnalisés, en apparaissant dans le « corrigé » de la séance en tant que « résultat » dun exercice en ne les désignant par pour des savoirs dun domaine disciplinaire : une part importante des élèves peut être leurrée, en ne percevant pas leur importance. Inversement, quand les savoirs sont désignés dans une optique plus proche des préconisations « conservatrices » des pratiques « magistrales », les élèves courent le risque de ne pas être entraînés à remobiliser ces énoncés de savoirs dans des situations moins standardisées. En effet, dans les réquisits auxquels les élèves font face sur lensemble de la scolarité, lopposition entre les compétences et les savoirs sestompe, les deux sont inséparables.
Si, en écho aux définitions « anti-scolastiques », des compétences élevées sont attendues de façon transversale aux disciplines et aux leçons, contrairement à ce que ces discours affichent, les séances sont aussi bâties sur des savoirs disciplinaires.
Notamment, lune des compétences fréquemment requise consiste à « savoir analyser des documents », mais dans chaque discipline, « analyser des documents » implique une activité spécifique. En Lettres, il sagit souvent dinterpréter un texte en référence à des concepts détude littéraire, déléments du contexte de création et dautres uvres. En Histoire la comparaison de deux cartes de France à plusieurs siècles dintervalle sinscrit dans un autre type de raisonnement, par exemple pour comprendre la construction du pouvoir royal sur les seigneurs féodaux. En SVT lanalyse de données sinscrit encore dans une autre manière de penser, quand il faut confronter des données sur les températures, les précipitations et la végétation pour comprendre la notion de climat, etc.
Mais il serait faux de penser que rien na changé, et que les compétences ne seraient quun artifice. En restant sur les exemples précédents, les élèves doivent articuler des documents écrits composites (Bautier & alii, 2012), cest-à-dire avec une variété de types de textes différents (textes de savoir, descriptions, témoignages) et de systèmes sémiotiques (schémas, cartes, tableaux, images dobjets, etc.) quil faut chacun préalablement savoir décoder. Nombre délèves sont mis en difficulté par cet attendu implicite de mobilisation dune compétence similaire dans différentes disciplines dans une visée chaque fois spécifique selon lobjet étudié dans un domaine de savoir. Face à ces difficultés, les supports et dispositifs pédagogiques adaptent souvent les exigences en focalisant lattention des élèves sur des « compétences » procédurales plus simples.
Par exemple, dans lune des classes observées, un dispositif vise à faire automatiser le fait de savoir lire un tableau à double entrée. Cet apport méthodologique insiste sur la mise en correspondance des lignes et colonnes pour extraire des informations et comprendre leur tri dans le tableau. Mais il ne peut constituer un outil pertinent quà condition dêtre articulé avec les enjeux de savoir disciplinaire de la leçon pour saisir en quoi ces informations prennent leur sens. De plus, les tableaux à double entrée, selon les disciplines et les leçons, ne sont pas à lire exactement de la même façon. Ainsi, dans cette classe, lapport méthodologique a lieu dans une leçon de français, montrant que la mise en correspondance des lignes et colonnes permet de classer des mots selon leur nature, car les colonnes représentent des entités distinctes (nom, adjectif ), les colonnes nont pas à être comparées, ce qui nest pas signifié aux élèves.
Tandis que deux jours plus tard dans la même classe, en SVT, les colonnes dun tableau à double entrée représentent les différents jours de lobservation de la taille du même animal, les cases juxtaposées doivent être comparées (soustractions successives) pour saisir la croissance. La procédure automatisée qui a été présentée en classe comme « aide méthodologique » et voulant répondre à lobjectif de maîtrise de la compétence « savoir lire un tableau », nest donc pas transférable sans prise en compte des spécificités de lobjet étudié et de la manière dont la lecture des tableaux doit être adaptée entre les situations et disciplines. Elle nest pas non plus exactement la même que « savoir lire un tableau » dans nombre de situations de la vie courante, comme le souhaiteraient les promoteurs de la logique « utilitariste », par exemple pour lire le classement des clubs dun championnat sportif : le lecteur na pas à reporter dans le tableau des informations quil aurait prélevées par une expérience, et les relations entre lignes et colonnes fonctionnent autrement (par exemple, lordre des lignes nest pas aléatoire, au contraire du tableau de SVT où lordre dapparition des animaux dont on étudie la croissance est indifférent).
Il est bien sur utile dapprendre à lire des tableaux à double entrée, mais cela leurre les élèves quand on ne relie pas cette activité à des savoirs disciplinaires et à des types de situations entre lesquelles le transfert est loin dêtre automatique. Un autre aspect de lélévation des exigences tient à ce que les dispositifs pédagogiques sont marqués par la définition « participationniste » de lélève, qui nest pas née avec lintroduction des compétences mais que celle-ci a accru. Dans lobjectif de remédier aux difficultés de compréhension qui existaient face aux cours magistraux, ceux-ci avaient déjà en partie laissé place aux pédagogies actives, et à la volonté que lélève « construise » lui-même le savoir dans les interactions des cours dialogués. Ces encouragements à mettre lélève en activité ont été redoublés par lintroduction des compétences, qui a accru la conception dun élève relativement auto-apprenant, quil suffirait de stimuler par la mise en situation. Cependant, le cadrage des situations est insuffisant pour réduire les interprétations différenciées selon le degré de connivence que les élèves entretiennent avec les exigences tacites de lécole. Car le « faire » dont il est implicitement question nest pas une simple pratique formelle, ni une application de savoir ou de procédures. Cest un travail de compréhension lié à une élaboration textuelle par le langage à lécrit ou à loral, puisquil sagit très souvent de formuler soi-même le savoir au terme dune activité, de désigner les phénomènes sur lesquels les tâches attiraient lattention sans les désigner justement pour que ce soit lélève qui les identifie. Lécole, en effet, repose sur la mobilisation et la construction par les élèves tout au long de leur scolarité de ces savoirs textualisés (Rey, 2014) et non sur des informations simples ou des connaissances (Astolfi, 1998).
Nombre de manuels ou fiches demandent ainsi à lélève, en « conclusion » des pages ou doubles-pages, de « rédiger » la leçon ou un résumé, dargumenter à partir des constats partiels et dinformations prélevés dans les activités précédentes, comme si cette mise en mots et en textes, fréquemment sollicitée, était facilement et spontanément accessible. Or, elle ne fait pas lobjet dun apprentissage explicite et systématique et elle engage des opérations difficiles : analyse de la situation, confrontations dinformations, déductions à mettre en forme en mobilisant des savoirs, formulation de connexions logiques, etc.
La difficulté à se saisir des compétences requises dans ce « faire » est redoublée par une évolution simultanée : le niveau conceptuel des savoirs a fortement crû dans le primaire et le secondaire (alors même que se mettait en place la scolarité unique avec des objectifs égaux Bonnéry & alii, 2015), appelant des compétences de compréhension des phénomènes et des processus plutôt que lacquisition des faits. Par exemple, en histoire, en cours moyen, apprendre par cur (pour éventuellement comprendre mais sans nécessité pour réussir les tâches) une version narrative de « La vie du temps de Louis XIV » a été remplacé par limpératif de compréhension du concept de « Monarchie Absolue ». Et cette évolution vers une plus grande conceptualisation a été combinée avec les définitions « participationniste »et « utilitariste » des compétences. Il est en effet attendu de lélève quil utilise les ressources et les savoirs qui sont en jeu dans les situations pédagogiques, pour mobiliser une réflexion sur le monde environnant. Par exemple, dans une leçon dhistoire sur la découverte de lAmérique et les puissances coloniales, comprendre pourquoi certaines langues sont aujourdhui parlées sur ce continent. Au motif dune posture « anti-scolastique » contre les seuls savoirs scolaires, cette participation de lélève implique quil circule entre raisonnements et savoirs scolaires dune part, et, dautre part, mobilisation dun regard détude sur le monde, cest-à-dire quil adopte une posture « scolastique » (Bourdieu, 1997) qui ne dit pas son nom : lélève est invité à se saisir de ses connaissances personnelles (supposées) pour appréhender les situations pédagogiques, mais toutes les expériences connues selon les milieux sociaux ne sont pas aussi proches de ce que lécole suppose : il est de plus en plus requis de connaître, par exemple, des uvres dart et la pratique du tourisme, comme si cela relevait de lévidence.
Avec cette définition « participationniste », les dispositifs sont justement le plus souvent « à usages multiples », proposant une pluralité dobjectifs qui permettent à tous et à chacun de « faire », de façon individualisée, pour les uns avec ces exigences, pour dautres de se limiter à des procédures simples permettant de parvenir à des constats partiels, disjoints des compétences exigées et des savoirs en jeu (Bonnéry & alii, 2015). Ainsi, dans lexemple précédent, certains élèves voient-ils le cadrage de leur activité restreint à la coloration des zones parce quon leur dit que le vert et le bleu doivent être utilisés ici ou là, de façon relativement disjointe de la réflexion sur les langues parlées en Amérique, dautres sont focalisés sur cette information des langues parlées aujourdhui sans la relier aux savoirs historiques sur les rivalités entre puissances coloniales, tandis que la « tête de classe », socialement beaucoup plus connivente, circule entre ces niveaux dexigence inégaux.
Si le « faire » oriente peu lactivité de lélève vers les attendus, cest que lintroduction des compétences dans les classes a laissé dans lombre les moyens par lesquels doit sopérer la construction (apprentissage) des ressources dans lesquelles lélève devrait puiser. Les prescriptions des manuels comme les dispositifs observés montrent même une confusion entre les situations pour faire acquérir ces compétences et celles qui supposent des compétences acquises, des prérequis donc, pour quelles soient occasions de nouveaux apprentissages.
Nous reprendrons ici à Bernstein (2007) lorigine de cette ambiguïté : lidéologie des compétences est présentée comme généreuse, supposant la capacité de tous à les posséder et à pouvoir les mobiliser, comme si les situations suffisaient pour quelles se manifestent. De fait, lidée de compétence, qui individualise lapprentissage et essentialise linterprétation des performances, comme un retour à lidéologie des dons, encourage les enseignants à considérer les élèves comme « déficients » et donc responsables de leurs difficultés lorsquils ne manifestent pas « spontanément » les compétences attendues. Contrairement à cette idéologie « spontanéiste » (Chamboredon & Prévôt, 1973), nos observations montrent que nombre des élèves, surtout lorsquils proviennent des milieux populaires ne sont pas suffisamment familiarisés avec les compétences attendues pour sen saisir et les consolider.
Lintroduction des compétences na donc pas créé le caractère implicite de lenseignement et lidéologie des dons individuels (Bourdieu & Passeron, 1964), mais elle a permis leur actualisation et celle du masquage des inégalités sociales en matière pédagogique. Comme cela a déjà été souligné dès les premières recherches sur le sujet (Ropé et Tanguy, 1994), cette individualisation de linterprétation de la réussite et surtout de léchec éventuel déresponsabilise linstitution, culpabilisant lélève en le rendant auto-responsable de son propre parcours scolaire puis professionnel.
Quand lévaluation et le faire pilotent lacquisition des compétences Nous venons didentifier deux types de compétences présentes dans les programmes et dans les classes, et qui sont radicalement différentes. Celles qui sont en fait des procédures que lon peut que lon doit automatiser et celles qui, reposant sur la mobilisation à bon escient de savoirs textuels et de raisonnements cognitivo-langagiers qui les structurent, les mettent en relation. Les premières font souvent lobjet dun enseignement explicite, de mises en situation « de nécessité » (voir supra), les secondes sont implicites, sollicitées plus quenseignées.
Le manque de formation des enseignants dans le domaine de la formation à lacquisition et à lévaluation des compétences « complexes » reposant sur les savoirs textualisés a peu à peu conduit à des situations très contrastées selon les publics scolaires et les nécessités des évaluations. La multiplication des grilles et des livrets dévaluation par compétences dès la maternelle, dans une logique fréquente dautoévaluation, a conduit le plus souvent à centrer lacquisition sur des compétences procédurales ou techniques ou ne mobilisant que des informations et dont lévaluation relève de lacquis ou du non acquis (A/NA sur les livrets), le « en voie dacquisition » nayant que rarement des conséquences sur lidentification par lélève et lenseignant de ce quil faudrait encore acquérir. Une autre « dérive » provient dans cette même logique binaire et simplificatrice à segmenter les savoirs textualisés et conceptuels, les réduisant ainsi à des informations ponctuelles : cest le cas évoqué précédemment quand lenseignant, faute de voir comment faire autrement, délivre linformation sur les langues parlées dans tel ou tel pays dAmérique, en abandonnant le lien entre cette information et lexplication des processus historiques qui expliquent cette situation. Les questions relevant de la mobilisation des compétences conceptuelles ou complexes sont alors principalement effectuées par les élèves ayant identifié la question en jeu, les savoirs à mobiliser et construire, ces compétences ne faisant au demeurant guère lobjet de lenseignement à tous les élèves18.
En effet, et cest une des conséquences de la logique de compétence dans les situations pédagogiques, elle est en cohérence avec la conception actuelle des visées dun enseignement qui valorise le développement des compétences de chacun, pensées comme étant individuelles et déjà là et non lenseignement-apprentissage pour tous des compétences complexes requises pour comprendre.
De ce point de vue, il y a une proximité avec les définitions « utilitaristes » des compétences dans le monde professionnel. Dans celui-ci, une partie des compétences est plus simple à décrire, et donc à acquérir et évaluer. Il en est ainsi des compétences professionnelles sollicitées dans tel ou tel poste de travail, évaluées dans lactivité elle-même et pouvant être acquises en situation, proche des « procédures » évoquées dans lÉcole, tandis que dautres types de tâches sont attendues dans le monde professionnel, mais probablement davantage dans les niveaux demploi les plus élevés, correspondant davantage aux compétences complexes sollicitées à lécole.
Conclusions
Dans le cas de la France, lintroduction de la logique des compétences dans le primaire et le secondaire apparaît comme un catalyseur de logiques plurielles déjà présentes mais qui ont alors fait système, à la fois dans les programmes (du fait des jeux dalliance de groupes dacteurs) et dans les pratiques de classes (du fait de la polysémie de ce que recouvre le terme de compétences dans léducation). On observe dabord une élévation des exigences quand les situations chaque fois nouvelles et complexes sollicitent des « compétences avec mobilisation » (Rey, 2014) où, contrairement aux discours ambiants, les savoirs disciplinaires ne sont pas absents mais moins donnés à voir : cest à lélève de les mobiliser simultanément à dautres ressources (expérience personnelle, éclairage de tel aspect du monde, etc.).
Cest la traduction des définitions « anti-académiques » qui voulaient que lécole serve non pas seulement à retenir des faits, mais à faire penser sur les situations de la vie professionnelle et sociale. Cette introduction est donc de nature à correspondre aux attentes de groupes sociaux fortement scolarisés depuis plusieurs générations, pour qui les exigences scolaires du passé semblent relever de lévidence et dune trop grande facilité.
Ainsi, ces exigences sont très peu accompagnées, la logique des compétences reposant sur lidéologie spontanéiste, doù une ambiguïté entre les situations pour les faire acquérir aux élèves et celles qui les requièrent pour apprendre. De fait, les définitions « participationnistes » des compétences donnent surtout à voir le « faire » visible et donc évaluable dans les tâches, en masquant les enjeux sous-jacents de savoir et de réflexion pour ceux qui nont pas les prérequis. Ces tâches sont « à usages multiples », encourageant un dénivellement des exigences selon les profils sociaux des élèves, surtout quand restent prégnantes les traductions des définitions à la fois « conservatrices » et « utilitaires » des compétences : les élèves les moins connivents sont particulièrement focalisés sur des procédures simples et automatisables, ces dernières leur étant moins données à voir comme des outils pour appréhender des exigences plus élevées.
Lintroduction des compétences dans les programmes na pas créé de toutes pièces le renoncement à viser les mêmes objectifs avec tous les élèves de la scolarité unique. Mais en constituant, dans des situations en apparence partagées autour dun « faire » ambigu, à la fois une élévation dune partie des exigences, et une possibilité de réduction des sollicitations à des procédures simples, elle a constitué un catalyseur de la cohabitation de ces logiques. Ceci pourrait expliquer, avec dautres raisons cumulées, le fait que les inégalités saccroissent, les évaluations internationales montrant que le niveau des meilleurs élèves français progresse au cours des dernières décennies, celui des plus faibles régressant encore.
Ces élèves « bons » et « faibles » ne se recrutent pas au hasard socialement. Les recherches montrent que ceux qui satisfont le mieux aux réquisits tacites des compétences exigeantes bénéficient dune socialisation familiale plus proche de la culture scolaire. Pour ceux dont les parents ont suivi des parcours scolaires plus courts, lécart est plus grand quand lÉcole ne crée par les conditions pour quils construisent ces compétences et les savoirs. Bibliographie
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