Julien Vignikin - Croix I (2010) - toile marouflée sur bois, 100x100
Introduction
Nous avons un point daccord au moins avec les thuriféraires de la pédagogie inversée : cette « innovation pédagogique » rencontre un succès fulgurant. On connait la trajectoire habituelle des dites « innovations » : elles partent des Etats-Unis, passent ensuite par le Québec, puis de là en Belgique et enfin en France (avec parfois une étape Suisse). Selon les cas étudiés cette migration géographique et linguistique demande plus ou moins de temps. Sagissant de la « pédagogie inversée » elle a été très rapide. En France, la caution institutionnelle de cette innovation est impressionnante. Le site Eduscol du Ministère et les sites académiques des rectorats regorgent de dossiers, de ressources vidéo et de récits dexpérience sur la « classe inversée ». Lorsque lassociation « Inversons la classe » (à peine née) lance son premier congrès en 2015, elle bénéficie de lappui et de la présence de Florence Robine (Directrice générale de lenseignement scolaire) et de Catherine Becchetti-Bizot (Directrice du numérique éducatif)[1]. Canopé (léditeur officiel de léducation nationale) nest pas en reste et certains IPR deviennent des promoteurs actifs de linversion de la classe dans diverses disciplines. Dans certaines académies des professeurs obtiennent des décharges pour produire des « capsules vidéo » et les très rares moyens de la formation continue des enseignants sont en partie consacrés à lévangélisation des professeurs quil convient de convertir sans délai à linversion de la pédagogie. Comment expliquer cette mobilisation institutionnelle en faveur dune innovation qui, cest le moins que lon puisse dire, na pas fait la preuve de son efficacité pédagogique et didactique ? La réponse est assez simple : lun des axes de la « loi sur la refondation de lEcole » est formulé ainsi : « Lécole change avec le numérique ». Dès lors, tout ce qui permet de favoriser le recours au numérique (TICE) sera soutenu par le ministère. Il se trouve que cette idée enthousiasme aussi les vendeurs dordinateurs et autres « tablettes numériques » et que les élus locaux qui dotent les écoles, les collèges et les lycées, de matériel informatique sont tout heureux quon les utilise en inversant la classe. Enfin, les partisans habituels de la doxa éducative se sont convertis très vite à la pédagogie inversée en soulignant quau fond il sagit dune utilisation de leurs idées fort anciennes : lélève au centre, le refus de la « pédagogie descendante », le travail de groupe, la « co-construction » du savoir, etc. On a donc là une puissante coalition dintérêts qui permet dexpliquer le succès de la pédagogie inversée.
Mais deux questions ne sont pratiquement jamais posées :
1/ Quest-ce qui est enseigné aux élèves ? En effet si on admet que lécole a pour mission de permettre aux élèves de sapproprier un certain nombre de savoirs, il convient de se demander quels sont les savoirs transmis par les « capsules vidéos».
2/ Cette méthode denseignement est-elle efficace ? Les élèves, grâce à cette innovation pédagogique, apprennent ils plus et mieux et, surtout, lenseignement est-il moins inégalitaire ?
On ne peut quêtre frappé par le fait quil existe très peu de travaux tentant de répondre à ces questions (Bissonnette et Gauthier, 2012). Certes, beaucoup de textes militants rédigés par des partisans enthousiastes de la pédagogie inversée circulent, mais ils ne reposent pas sur la posture de distanciation critique qui nous semble nécessaire si lon veut évaluer les effets dune méthode denseignement.
Dans ce texte nous avons deux objectifs. Le premier consiste à synthétiser la façon dont les partisans de la classe inversée présentent leur méthode et à poser un certain nombre de questions sur linnovation ainsi proposée. Le second consiste à étudier neuf « capsules vidéo» consacrées à lenseignement des sciences économiques et sociales (voir la liste des vidéos en annexe). Ce choix de vidéos de notre discipline sexplique par une raison que les défenseurs de la pédagogie inversée contesteront sans doute : nous pensons que lon ne peut analyser les contenus de savoir de ces vidéos que si lon connait un minimum les savoirs de référence. Les savoirs comptent !!! Cependant ce choix nest pas trop restrictif dans la mesure où, parmi les cinq initiateurs du premier congrès CLIC[2] on trouve deux professeurs de SES qui jouent un rôle très actif dans la promotion de la classe inversée en SES (N. Olivier et Ch. Viscogliosi).
I. Quest-ce que la pédagogie inversée ?
I.1. Un conte de fée pédagogique
La pédagogie inversée repose sur une opération de storytelling. Plusieurs histoires sont racontées, la première fait référence à Eric Mazur (professeur de physique à Harvard) « qui demande à ses étudiants de lire son ouvrage de référence et ses notes de cours en amont pour consacrer ses enseignements aux difficultés exprimées par les étudiants, à des approfondissements et à différents exercices » (Lebrun et Lecoq, 2015, p. 15). Eric Mazur publie en 1997 un ouvrage consacré à linstruction par les pairs[3]. Cela permet de faire remonter assez loin la « classe inversée ». En réalité, la méthode consistant à adopter un « textbook » dont les étudiants doivent lire les chapitres préalablement au cours est très largement utilisée (notamment aux Etats-Unis mais pas seulement). Cest ce qui explique les ventes spectaculaires des manuels de science économique dont « LEconomique » de Samuelson a été le précurseur. Plus près de nous, des manuels de Krugman, Stiglitz ou Mankiw jouent le même rôle, dans un contexte plus concurrentiel. De très nombreux professeurs adoptent lun ou lautre de ces manuels et le suivent scrupuleusement avec leurs étudiants qui doivent lire les chapitres avant le cours. Les séances collectives en amphithéâtre servent à répondre aux questions, revenir sur des points délicats, aider les étudiants qui nont pas pu résoudre les exercices qui figurent en annexe des différents chapitres. On ne voit donc pas quelle est loriginalité dE. Mazur et, sil sagit bien de « classe inversée », on peut constater quil ne sagit pas dune innovation, mais dune pratique fort ancienne.
La seconde histoire concerne Jon Bergmann et Aaron Sams. Soucieux de « motiver » leurs élèves ils produisent de courtes vidéos à visionner avant le cours. On leur attribue généralement la formule « Lectures at Home and HomeWork in Class ». Ils ont été primés pour leurs efforts pédagogiques, ont créé un site et un réseau consacrés à la classe inversée.
Lhistoire qui a le plus de succès concerne Salman Kahn. Américain dorigine indienne, il bénéficie dune formation scientifique au MIT (mathématique notamment) qui le conduit à travailler
dans la finance. Il est contacté en 2004 par une jeune cousine qui a des difficultés importantes en mathématiques. Salman Kahn va donc concevoir des vidéos pour expliquer différentes questions mathématiques à sa cousine de la façon la plus concrète possible. Il découvre que ses vidéos ont un succès croissant sur internet et en 2009 il quitte son emploi dans la finance pour se consacrer à temps plein à la « Kahn Academy ». Cela est rendu possible par des soutiens financiers très important (de la fondation Bill Gates notamment). Daprès Wikipédia lobjectif est de faire de la Kahn Academy une « Charter school » en ligne[4]. La lettre dinformation Educpros publie en 2013 un compte rendu[5] du livre de Salman Kahn intitulé « Léducation réinventée »[6]. Educpros retient dix idées clés de lauteur parmi lesquelles « rendre les élèves acteurs », « Promouvoir la transdisciplinarité » », « Considérer lenseignant comme un entraîneur sportif ». Rien de bien nouveau sous le soleil, il sagit là déléments très répandus de la doxa pédagogique.
On est bien en présence dun storytelling, les mêmes histoires sont racontées, presque à lidentique, dans les différentes publications qui visent à promouvoir la classe inversée. Curieusement, en dehors des convictions des héros des histoires, nous napprenons rien de substantiel sur cette méthode, ses fondements, ses résultats.
I.2. Pédagogie inversée ? Mais de quoi sagit-il ?
Nous considérerons comme synonymes les expressions « pédagogie inversée », « classe inversée » et « Flipped Classroom ». Les présentations de cette démarche sont nombreuses et très semblables. Par exemple : « La classe inversée flipped classroom selon sa désignation anglo-saxonne est une approche éducative apparue aux États-Unis à la fin des années 1990, pour laquelle la leçon est librement accessible sous format numérique (très souvent vidéogramme en ligne mais aussi diaporama, site web, etc.) ou sous format littéral (livre de classe, polycopié, etc.), à charge aux élèves de la travailler phase dacquisition en amont, hors de la classe. Le temps de présence en classe, est mis à profit, quant à lui, pour des exercices applicatifs et des phases dialoguées explicatives dune part entre élèves et dautre part, entre élèves et professeur » (Faillet, 2014, p. 652). Voilà donc en quoi réside linversion : le temps passé en classe par le professeur et les élèves, au lieu dêtre utilisé à un « exposé du savoir » par le professeur est consacré à des activités coopératives entre professeur et élèves (doù une dimension dinstruction par les pairs). Marcel Lebrun, dans une vidéo du site Canopé[7], distingue la pédagogie traditionnelle où on enseigne en présentiel et on apprend à distance et la pédagogie inversée où on enseigne à distance et où on apprend en présentiel. Dans ce qui est appelé « approche traditionnelle » on suppose donc que le professeur enseigne en présence délèves qui napprennent pas (ne sapproprient pas les connaissances), cet élément essentiel étant renvoyé au travail à la maison dans le cadre duquel les élèves ont seuls la charge de lappropriation des savoirs. Sur la base dune présentation aussi caricaturale de la « pédagogie traditionnelle », la classe inversée apparait comme une révolution copernicienne : il sagit de faire apprendre les élèves en présentiel ! Tout largument repose donc sur la véracité de la présentation de la pédagogie traditionnelle. Mais sur la base de quelle enquête cette description est-elle construite ? E. Mazur affirme que luniversité aujourdhui fonctionne encore comme au Moyen-Age. Une telle formulation est-elle justifiée ? Sagissant des lycées, au XIXe siècle il y avait des répétiteurs qui organisaient les apprentissages des élèves pendant les longues heures détude à linternat. Les enfants de la bourgeoisie et de la noblesse bénéficiaient parfois de précepteurs qui ne se contentaient pas dun exposé magistral des savoirs visés. De quelle « pédagogie traditionnelle » parle-t-on ? Il faudrait démontrer que beaucoup de professeurs (la majorité ?, la totalité ?) dispensent un enseignement ex-cathedra et se désintéressent des apprentissages de leurs élèves. Pas le moindre élément de démonstration de cette thèse ne figure dans les textes des promoteurs de la pédagogie inversée[8].
Outre cette opposition quelque peu mythifiée entre « pédagogie traditionnelle » et « pédagogie inversée », les discours en faveur de la classe inversée oublient de préciser si lefficacité de la « classe inversée » est la même dans tous les contextes éducatifs. Nous navons pas trouvé jusquici de proposition de « classe inversée » pour lécole maternelle !! Mais, au-delà de ce cas limite, est-ce la même chose de pratiquer la classe inversée à Harvard ou dans une université moins sélective? Au niveau du lycée ? Du collège ? De lécole élémentaire ? Dans nimporte quel séminaire de doctorat on prend connaissance à lavance des « papiers » qui seront mis en discussion, cest indiscutablement formateur pour les jeunes doctorants, surtout si on leur demande dêtre « discutant » de lun des textes examinés. Mais peut-on exiger la même démarche dun élève de collège ou de lycée ?
Pour les promoteurs de la pédagogie inversée, ces questions sont sans doute trop triviales. Il leur suffit de présenter une opposition binaire entre la tradition (magistrale, transmissive où lélève est passif) et linnovation incarnée par linversion de la pédagogie. Une vidéo du site Canopé[9] présente des extraits dentretiens avec sept enseignants de diverses disciplines (histoire-géo, SES, maths, éducation musicale, SVT). On peut repérer une distinction très nette du vocabulaire utilisé. La « pédagogie traditionnelle » est associée à des termes ou expressions clairement péjoratifs (pour ceux qui les utilisent) : « cours facial », « cours descendant », « élèves passifs », « empilement des connaissances », « simple transmission des connaissances », « bourrage de crâne », « savoirs ». La pédagogie inversée est associée à « ludification », « élèves actifs », « apprentissage par compétence », « savoir-faire », « enseignement à la carte », « individualisation », « approche qualitative », « travailler sur les savoirs-faire plutôt que sur les savoirs », « dimension transversale ».
Au fond, la méthode de la classe inversée est très simple et sans doute, dans certaines conditions, très utile. On demande aux élèves/étudiants de travailler dabord une question, puis on consacre le temps de classe à des explications du professeur, à des exercices, à de la coopération entre élèves. Toute la question est de savoir quelle est la démarche effectivement mise en uvre. Ce qui caractérise la classe inversée, cest que le savoir est présenté ex abrupto, de façon magistrale et, comme nous le verrons plus loin, les activités préparatoires demandées aux élèves se limitent à reproduire le contenu de la vidéo. Ce qui est privilégié ici cest une attitude de conformité (lélève doit revenir en classe en ayant répondu par écrit aux questions posées) et non une attitude dappropriation qui supposerait une authentique activité intellectuelle des élèves dans une démarche dinvestigation. Cest en raison de ce caractère simplement expositif considéré comme suffisant pour accéder au savoir que nous parlons dune pédagogique archaïque à propos de la classe inversée.
I.3. Affirmez, affirmez, il en restera toujours quelque chose !
Nous lavons déjà évoqué, les défenseurs de la pédagogie inversée (comme, de façon générale les promoteurs de diverses innovations pédagogiques) procèdent par affirmations péremptoires. Ils supposent sans doute que la répétition de ces affirmations conduira en fin de compte à les faire considérer comme allant de soi. Nous allons soumettre à examen critique quelques-unes de ces affirmations.
· La pédagogie inversée permet-elle de lutter contre les inégalités ?
Un exemple de cette démarche daffirmation se trouve dans un article consacré à la pédagogie inversée en SES : « Dans un système scolaire marqué par de fortes inégalités, la pédagogie inversée apparaît comme un moyen efficace daider les élèves en difficulté, souvent issus de milieux défavorisés » (Olivier et Viscogliosi, 1995, p. 43).
La première partie de la phrase fait lobjet dun large consensus, solidement étayé par des travaux empiriques : le système scolaire est inégalitaire. Quant à la seconde partie on se perd en conjectures. Pourquoi la pédagogie inversée apparait-elle comme un moyen efficace daider les élèves en difficulté ? Comment cette efficacité est-elle mesurée ? Comment cette efficacité (si elle existe) est-elle expliquée ? Nous nen saurons rien. Aucun argument ni aucune enquête empirique ne sont mobilisés pour fonder cette affirmation. Les lecteurs sont priés de partager la croyance des auteurs quant à « lapparition » dun moyen efficace de lutter contre les inégalités.
On a pourtant quelques raisons de sinquiéter. Une question se pose à beaucoup denseignants, puisque les élèves sont supposés avoir acquis le savoir avant leur entrée en classe grâce au visionnage de vidéos, que se passe-t-il si certains élèves nont pas fait leur travail ? Sur le site des Cahiers Pédagogiques on trouve la réponse suivante : « ceux qui nont pas fait leur travail chez eux pourront toujours le faire pendant le temps de classe, mais ils ne pourront alors pas profiter de laide du professeur, qui sera occupé avec des élèves qui auront déjà pris connaissance du cours» (Berthet, 2013). Il est évident quil y a là une source dinégalités, les élèves les moins mobilisés par les tâches scolaires, devront faire en classe ce quils nont pas fait chez eux et seront donc privés de ce qui est supposé faire tout lintérêt de la classe inversée, les activités menées en classe censées permettre lappropriation des savoirs. Il saute aux yeux que cela va creuser les inégalités dapprentissage entre élèves.
On nous dit aussi que pour lutter contre les inégalités il faut sadapter aux rythmes de lélève et que la classe inversée le permet. Lélève travaille quand il veut (tôt le matin ou tard le soir), il peut visionner plusieurs fois la vidéo sil en éprouve le besoin (les élèves « lents » ne seront donc pas défavorisés par rapport aux élèves « rapides »). Tout ce discours sur ladaptation aux rythmes singuliers de chaque enfant est très répandu
et très discutable. S. Bonnéry écrit : « Sous une apparence compassionnelle, cette idée de rythmes propres à chaque élève conduit inévitablement à les traiter de façon différenciée et donc inégalitaire, à un renoncement à lécole unique. Lidéologie des rythmes empêche en outre les enseignants de se saisir des difficultés pédagogiques, car elle laisse penser que ce qui différencie les élèves tient à une différence de rapidité de compréhension qui tiendrait à leur psychisme, à leurs « dons », ou à leur éducation familiale. Ainsi disparaît lessentiel : ce qui est dû à une différence dactivité intellectuelle (découlant des habitudes contractées dans la famille) et le fait que le rôle de lécole pourrait être non plus de sadapter à ces différences initiales (en les entérinant par ce fait même), mais au contraire de considérer que lélève normal est celui qui a besoin de transformer ses façons de raisonner, en sappropriant lattitude intellectuelle spécifiquement requise à lécole et propre à la culture écrite » (Bonnéry, 2007, p. 92-93). Ces analyses qui ne sont pas spécifiques à la classe inversée, constituent une réponse de portée générale à la thèse de la diversité des rythmes des élèves.
· La pédagogie inversée a-t-elle des effets positifs sur les apprentissages des élèves ?
Larticle de Bissonnette et Gauthier (2012) montre, à la suite dune méta-analyse des travaux existants, que lon ne peut pas conclure par laffirmative à cette question. Mais ces auteurs sont sans doute suspects de conservatisme pédagogique aux yeux des adeptes de la pédagogie inversée. Partons donc dune affirmation dun prédicateur particulièrement actif de la pédagogie inversée : « Aujourdhui, si lon ne peut encore conclure à un impact des classes inversées sur lapprentissage des étudiants, on observe néanmoins des signes très prometteurs. Parmi ceux-ci, le plus flagrant est peut-être ce foisonnement épistémique si caractéristique des classes inversées et de lactivité de leurs protagonistes » (Lebrun et Lecoq, 2015, p. 99). Laffaire est donc entendue : trois ans après Bissonnette et Gauthier, et quinze à vingt ans après le lancement de la classe inversée, on ne peut pas conclure à un impact de la classe inversée sur les apprentissages ! Dans ce cas, le principe de précaution ne devrait-il pas conduire à ne pas recommander lusage de cette démarche ? Plus important, est-il légitime de consacrer tant de moyens (formations, sites académiques, colloques soutenus par le ministère, publication de CANOPE, centaines de sites internet, etc.) pour promouvoir une « innovation » dont on est incapable de dire quelle a un effet sur les apprentissages ? Mais la phrase de Lebrun et Lecoq est caractéristique dautres travers importants. A défaut deffets sur les apprentissages, la pédagogie inversée favorise le « foisonnement épistémique » !!! Fort bien, mais quest-ce que le « foisonnement épistémique »[10] ??? On ne nous le dit pas ; on ne nous dit pas non plus comment ce foisonnement est mesuré et comment sa présence dans les classes inversée est attestée. On affirme donc une croyance et une impression des auteurs, qui nest nullement démontrée. Mais cest une affirmation diffusée par les moyens officiels de léducation nationale !!!
Classe inversée, motivation et apprentissages
La question de la « motivation » des élèves et de leur « participation active » comme moyen dapprentissage efficace est souvent mise en avant par les partisans de la pédagogie inversée. Par opposition au cours « traditionnel » qui serait « magistral » et « ennuyeux », la pédagogie inversée permettrait de rendre les élèves « actifs » ce qui favoriserait leur réussite : « la pédagogie inversée incite les élèves à être plus actifs en classe et à devenir véritablement acteurs de la construction de leurs savoirs à travers les différentes activités qui leur sont proposées[11] ». Cette pratique pédagogique sinscrit donc dans le courant des « pédagogies novatrices » visant à promouvoir les « méthodes actives ». Celles-ci correspondent à un ensemble de procédés dont lobjectif est de « mettre en activité » les élèves. Dans cette optique, favoriser la participation des élèves pour les « motiver » devient un objectif majeur[12]. Un argument fréquemment avancé consiste à dire que les élèves sont familiers avec les écrans et que le seul fait de passer dune forme ennuyeuse (le cours du professeur) à une forme ludique (lécran du téléphone, de lordinateur ou de la tablette) motiverait les élèves. On aimerait comprendre comment la motivation à participer à un jeu vidéo est transférée par magie au fait découter un professeur expliquer en voix off une démonstration mathématique.
Si les « méthodes actives » se réclament dun idéal de démocratisation scolaire, des travaux ont montré les limites de ces pratiques. Comme lexplique J. Deauvieau « Ces méthodes denseignement conduisent à un affaiblissement des pratiques « explicites » de lenseignement au profit dune pédagogie plus « invisible » »[13]. Or comme lont notamment montré les travaux de B. Bernstein, un enseignement peu explicite dans lequel les objectifs ne sont pas clairement définis laisse à la charge de lélève « dentendre ce qui nest pas suggéré ». Lorsque les élèves ne perçoivent pas clairement les enjeux et objectifs du cours, faute dexplicitation, « le risque est grand pour lélève non initié à ces « évidences » scolaires, (
), de passer à côté de ce qui fait lessentiel de la leçon et qui sera évalué » (Bonnéry, 2015, p. 42). Les chercheurs ont montré que ces pratiques reposant sur la volonté de « rendre les élèves acteurs » au moyen dactivités ludiques sont également sources de malentendus socio-cognitifs, cest-à-dire quelles créent une situation de décalage entre le dispositif que lenseignant croit avoir mis en place par lintermédiaire de son discours pédagogique et ce que lélève interprète. Cest dailleurs ce que démontrent E. Bautier et P. Rayou lorsquils écrivent « tous les élèves nattribuent pas à la tâche proposée la même visée que lenseignant, sans que cette différence entre les élèves soit toujours visible dans la production réalisée » (Bautier et Rayou, 2013, p. 112). Même si les enseignants qui relatent leurs expériences de « classe inversée » affirment que leurs élèves sont davantage motivés, il faut rappeler avec E. Bautier et P. Rayou que « la présence dune motivation apparente est peu prédictive des apprentissages réels » (Bautier et Rayou, 2013, p. 171).
· Faut-il changer la place du professeur pour permettre les apprentissages ?
Laffirmation revient souvent : « Le dispositif de classe inversée permet le passage dun modèle centré sur le professeur vers un modèle centré sur lapprenant afin de répondre aux besoins individuels de chacun. Lidée de base est la suivante : « Il vaut mieux utiliser le temps de regroupement en classe pour interagir et travailler ensemble que de laisser une seule personne exposer, en loccurrence le professeur » (Roussel et alii, 2013). Dans le même sens : « Lenseignant est un accompagnateur : il va passer de groupe en groupe, apporter de temps en temps des corrections, guider, recentrer
depuis que jenseigne avec cette approche, jai vraiment le sentiment dêtre plus utile, de ne plus être face aux élèves mais avec eux » (Rachedi, 2015, p. 27).
Nous sommes toujours dans le discours de laffirmation, de lexpression dun « sentiment ». La classe inversée permet à lenseignant de devenir accompagnateur. Rien doriginal, on nous a expliqué que les TPE, lECJS, les EPI conduisent lenseignant à devenir « accompagnateur »[14]. Mais pourquoi faut-il devenir accompagnateur ? Pourquoi est-ce mieux dêtre côte à côte plutôt que dêtre face à face ? On veut bien se convertir, mais on aimerait que lon nous donne au moins quelques bonnes raisons de le faire. Mais il y a plus. Le professeur est-il moins central dans la classe inversée ? Rien nest moins sûr ! Car loutil essentiel de laccès au savoir est la capsule vidéo de lenseignant qui donne, de façon magistrale, les réponses aux questions quil pose. Deux promoteurs de de la classe inversée indiquent que les élèves « aiment particulièrement entendre la voix de leur enseignant : le visionnage des vidéos permet aux élèves de se replacer dans une situation proche de celle du cours dans laquelle lenseignant explique aux élèves les mécanismes, à laide de schémas ou dillustrations. Il y a un effet de proximité qui peut favoriser le processus dapprentissage » (Olivier et Viscogliosi, 1995, p. 46). Revoilà donc le professeur très central (les élèves aiment sa voix !!!) et les vidéos ont pour principal mérite de constituer une situation « proche du cours » (magistral ? transmissif ?). Nos auteurs nont pas tort ! Faire une capsule vidéo cest un moyen de faire un cours magistral sans être interrompu par des élèves intempestifs qui poseraient des questions pour mieux comprendre, sans avoir à se préoccuper de lattention des élèves, sans être à laffut des signes dincompréhension. Bref la capsule vidéo, cest le cours magistral sans élèves. Pourquoi pas. Mais il faudrait nous expliquer pourquoi le cours magistral honni par les innovateurs pédagogiques devient par miracle un moyen sans coup férir de faire accéder les élèves au savoir. Le passage du cours magistral « en live » au cours magistral en vidéo aurait donc un effet bénéfique sur les apprentissages ! Pourquoi ? Comment ? Nous ne le saurons pas !
· La classe inversée : quels fondements épistémologiques ?
Marcel Lebrun[15] articule la classe inversée et le cycle de Kolb. Selon Lebrun, lapprentissage passe par la succession de quatre étapes quil présente ainsi :
Expérience concrète : Temps 1
Observation réfléchie : Temps 2
Conceptualisation abstraite : Temps 3
Expérimentation active : Temps 4
On est donc dans la fameuse pédagogie inductive qui repose sur une épistémologie empiriste et pragmatiste[16]. Cette démarche inductive est explicitement revendiquée par dautres défenseurs de la pédagogie inversée qui affirment vouloir développer une « approche inductive suscitant les essais et les erreurs dans une perspective de régulation continue par et avec les étudiants et lenseignant » (Nizet et Mayer, 2016 p.4). Tout serait pour le mieux dans la doxa pédagogique si les mêmes auteurs naffirmaient pas que la pédagogie inversée permet « une exposition préalable systématique et explicite aux connaissances théoriques » (Nizet et Meyer, 2016, p.5). Le lecteur de bonne volonté est plongé dans la perplexité. La pédagogie inversée consiste-t-elle à partir de lexpérience concrète ou bien repose-t-elle sur la présentation préalable et systématique des connaissances théoriques ?
· Les connaissances sont-elles disponibles et facilement accessibles sur internet ?
La classe inversée tente de « redonner du sens à lécole dans laquelle la transmission des savoirs semble déjà largement accomplie sur le Web » (Lebrun et Lecoq, 2015, p. 20). Lidée semble aujourdhui très largement admise. Jadis lécole avait le monopole de la transmission des savoirs ce qui fondait sa légitimité. Aujourdhui les connaissances sont librement accessibles sur internet et donc la fonction du professeur comme « passeur de savoir » est obsolète. Dautant plus que les élèves sont des « natifs » de lunivers des TIC et quils sont plus habiles que leurs professeurs dans la manipulation des outils et lexploitation des ressources en ligne[17]. De ce fait, la fonction de transmission des savoirs est externalisée : « la partie transmissive de la connaissance peut sappuyer fortement sur les outils technologiques de production multimédia incluant la captation. La diffusion par le réseau et laccessibilité aisée aux ressources numériques denseignement, via différents terminaux, permettent à lapprenant dacquérir les connaissances dune façon asynchrone et en autonomie. Ainsi la classe est réservée pour échanger et interagir autour des connaissances acquises séparément » (Roussel et alii, 2013, p. 11). Une inspectrice générale de léducation nationale peut même écrire : « cette pédagogie prend indéniablement une nouvelle dimension avec le numérique. Les possibilités offertes par les technologies numériques pour sinformer, se cultiver et apprendre en dehors de la classe, avant ou après le temps scolaire, ont pour conséquence la dé-linéarisation de lespace et du temps dapprentissage, un décloisonnement et une plus grande ouverture sur le monde extérieur » (Becchetti-Bizot, in Lebrun et Lecoq, 2015, p. 5).
Tout cela repose sur beaucoup de confusions et dinexactitudes. Tout dabord, il nest pas douteux quune masse considérable dinformations est accessible très rapidement sur internet. Mais ces informations sont-elles nécessairement des savoirs ? Pas toujours. Les travaux de Gérald Bronner (2013) lont bien montré, le fonctionnement des moteurs de recherche conduit à ce que les documents confortant des croyances très répandues (et qui font donc lobjet de nombreuses recherches) apparaissent de façon privilégiée. Par exemple une recherche sur « Astrologie » va faire apparaître beaucoup darticles favorables à lastrologie (et des sites commerciaux) et beaucoup plus loin dans le classement des ressources, des articles scientifiques relatifs à lastrologie. Dautant que les chercheurs sérieux passent rarement leur temps à multiplier les messages sur internet pour réfuter la thèse selon laquelle la terre est plate. De même, les climato-sceptiques sont beaucoup plus actifs sur internet que les chercheurs du GIEC. Une recherche sur la monnaie et les banques centrales va conduire à plus de sites complotistes quà des travaux scientifiquement valides, etc. Bref, toutes les informations ne sont pas des savoirs légitimes. Et pour distinguer les unes des autres il faut déjà maîtriser des savoirs ! Internet est très utile pour ceux qui disposent déjà, sur un sujet donné, dune base de connaissances suffisante. Pour le néophyte, internet procure une abondance dinformations ingérables. Et ce nest pas lenseignement de techniques transversales de recherche documentaire qui peut être vraiment utile. Un physicien reconnaitra facilement, dans son domaine, les sources fiables de celles qui ne le sont pas, mais un économiste confronté à des textes relatifs à la physique aura bien des difficultés à faire le tri (et réciproquement).
Les savoirs (et pas seulement les informations) sont présents sur internet. Mais ces savoirs (les articles de revues scientifiques, les actes de colloques, les archives, les données statistiques, etc.) qui existent objectivement ne sont pas pourtant des connaissances pour lélève qui apprend. Cest tout lenjeu du travail didactique de transformer les savoirs (en soi) en connaissances (pour soi). Or la classe inversée suppose que ce passage des savoirs aux connaissances est assuré par les élèves seuls, en dehors de lécole, et quau début de la séquence denseignement il suffit de vérifier quils ont bien fait le travail demandé à partir de la vidéo. Cest supposer résolu un problème central : la transformation des savoirs en connaissances ne peut se limiter à la réception dinformations (même en vidéo). Elle suppose des interactions sociales, et notamment le rôle du professeur, qui doit repérer les obstacles aux apprentissages et donner aux élèves les moyens de les franchir. En externalisant ce moment essentiel que constitue la transformation des savoirs en connaissances, le risque est fort de mettre en difficulté de nombreux élèves et notamment ceux qui ne bénéficient pas dans leur environnement familial, des étayages permettant de suppléer à labsence du professeur.
Cette difficulté est dailleurs perçue par certains partisans de la classe inversée : « Lorsque quune notion du cours paraît relativement ardue pour les élèves, il est parfois plus pertinent de recourir au cours dialogué quà la pédagogie inversée. En effet, la vidéo et le débriefing qui sensuit ne sont pas toujours suffisants pour que les élèves réussissent les activités proposées en groupe. Le cours dialogué permet dexpliquer plus clairement cette notion et de faire avec eux certains exercices dapplication » (Olivier et Viscogliosi, 1995, p. 48). Voilà qui est bel et bon ! Mais quest-ce qui nest pas « ardu » dans un enseignement digne de ce nom ? Toute formation authentique suppose de rompre avec le sens commun, de remettre en cause des représentations jusque-là admises, dopérer des sauts cognitifs vers des approches et des concepts plus abstraits et dotés dune plus grande portée heuristique. Bref, cest ce qui est ardu qui est important et qui permet vraiment de progresser dans les apprentissages et la pensée autonome. Or, les défenseurs de la classe inversée nous disent que quand cest ardu, on en revient au cours dialogué qui est plus efficace.
· La pédagogie inversée permet de différencier et dindividualiser. Mais est-ce souhaitable ?
On semble considérer aujourdhui comme allant de soi (et cela concerne la doxa éducative dans son ensemble et pas seulement la classe inversée) quil faut individualiser les parcours de formation et personnaliser les apprentissages. Mais est-ce bien certain ? Apprendre est une aventure collective qui repose sur des interactions sociales. Lactivité dun groupe au travail pour apprendre dépend souvent de la construction dune intelligence collective qui vise précisément à rendre intelligible ce qui ne létait pas jusque-là. Apprendre suppose de coopérer, de mettre à la disposition de tous ce que lon a compris et comment on la compris, de faire appel au groupe pour parvenir à franchir un obstacle cognitif. Bref lidéal est de rapprocher la classe dune situation idéale de parole où léchange public darguments fondés en raison permet de se soumettre à la norme du vrai[18]. Faire de chaque apprenant un individu qui apprend seul, avec parfois laide de lenseignant, est pour le moins discutable et réducteur. Cest pourtant ce que suppose la classe inversée. Dans la phase, décisive, de laccès au savoir lélève est seul devant son écran et dans un second temps seulement il interagit avec lenseignant et les autres élèves pour appliquer des savoirs qui sont supposés acquis.
Cette volonté de différenciation peut avoir des effets explicitement inégalitaires : « En classe, au début de la séquence, lenseignant fait un retour avec ses élèves sur la vidéo et corrige le questionnaire avec eux. Ce travail lui permet didentifier les élèves qui nont pas compris la notion. On peut alors placer les élèves en îlots et leur demander de travailler en autonomie sur des exercices de différents niveaux. Les élèves qui ont le plus de difficulté pourront travailler sur des exercices leur permettant de mieux définir la notion. Ils pourront par exemple être amenés à étudier la socialisation différentielle à travers les cadeaux de Noël donnés aux filles et aux garçons. Les élèves les plus à laise avec la notion pourront, eux, directement travailler sur des exercices dapprofondissement, en faisant par exemple le lien entre la socialisation différentielle et les inégalités hommes-femmes » (Olivier et Viscogliosi, 1995, p. 45). Dans le cas qui nous est présenté, la différenciation consiste à approfondir le cours avec les « héritiers » et à proposer des exercices basiques aux élèves qui nont pas compris le contenu des capsules vidéo. Au bout du compte, une telle démarche contribue à lévidence à creuser les inégalités dapprentissage car elle relève de la « différenciation clandestine » (Kahn, 2010, p. 72) articulée à la thèse déficitariste[19]. Ceux qui ont de la peine à assimiler le contenu des « capsules vidéo » se voient confier des tâches de moindre enjeu cognitif, alors que ceux qui maîtrisent les savoirs à lentrée de la classe vont se voir proposer des approfondissements. Cest un véritable mécanisme cumulatif qui se met en place : les « bons élèves » progressent dans la logique dappropriation, les « mauvais élèves » sépuisent à tenter de se conformer aux attentes du professeur.
Avant den venir à létude précise de quelques séquences vidéo, il nous semble nécessaire de souligner quelques points essentiels :
· Lidée de faire travailler des ressources par les élèves en amont du cours peut se révéler pertinente à certains moments, avec certains élèves. Présenter cette démarche comme une « révolution pédagogique » quil sagirait de généraliser nous semble très contestable.
· Faire reposer la « pédagogie inversée » sur lidée que toutes les connaissances étant déjà disponibles sur internet, la tâche du professeur devient celle dun accompagnateur nous semble gravement erronée. Comme est erronée lidée selon laquelle les connaissances étant disponibles et rapidement obsolètes lécole devrait « apprendre à apprendre » plutôt que de mobiliser des savoirs pour permettre aux élèves de sapproprier des connaissances.
· Comme toutes les démarches « innovantes » la classe inversée comporte un risque important dinvisibilisation des apprentissages et donc de risque de création de malentendus qui créent et amplifient des inégalités dapprentissage. Une vigilance simpose donc.
· Jusquici, chacun le reconnait, rien ne permet daffirmer que la pédagogie inversée améliore les apprentissages des élèves. Dès lors, le comportement de certains professeurs qui « passent à la pédagogie inversée » pour en faire leur seule ou leur principale démarche pédagogique est pour le moins risqué. De même, le militantisme en faveur de lécole inversée que lon constate sur certains sites académiques et linvestissement réalisé par le ministère en faveur de cette approche de lenseignement semblent assez contestables du simple point de vue du principe de précaution. Des expérimentations évaluées de façon rigoureuse pourquoi pas. Une généralisation hâtive grâce à la mise en ligne de centaines de « capsules vidéos», certainement pas.
II. Pédagogie inversée : lexemple des SES
Dans cette seconde partie, nous allons analyser neuf capsules vidéo consacrées à lenseignement de SES. Nous avons choisi détudier trois capsules vidéo par niveau (seconde, première et terminale). Nous nous demandons si celles-ci créent les conditions dun apprentissage efficace, comme laffirment les partisans de la pédagogie inversée.
Il est important de rappeler que le but des enseignants est que les élèves sapproprient des savoirs et non simplement quils les restituent car leur restitution ne garantit pas leur maîtrise. Dans cette perspective, nous considérons que lappropriation des savoirs ne va pas de soi mais nécessite ladoption dune posture réflexive. Autrement dit, ce nest pas parce quon met les élèves en présence du savoir quon leur permet de se lapproprier. Cest ce quexplique notamment S. Bonnéry lorsquil écrit : « La conviction non interrogée que lattitude dappropriation « coule de source » conduit à se contenter de mettre les élèves en présence de savoirs : à eux presque seuls de découvrir lobjectif implicite, invisible de la séance. » (S. Bonnéry, 2007, p. 36).
Lacte dapprendre, qui est antinomique avec la passivité cognitive, est un processus qui se réalise au travers de trois étapes interdépendantes :
- La contextualisation
- La décontextualisation
- La recontextualisation
Pour quil y ait contextualisation il faut que lenseignant crée les situations didactiques permettant dentrer dans une dynamique dapprentissage. Cest-à-dire quil faut « amener les élèves à assumer intellectuellement un problème qui au départ leur est extérieur, afin quils prennent en charge les moyens conceptuels de sa résolution »[20]. Conformément aux travaux de Guy Brousseau, nous considérons donc que lenseignant doit procéder à la « dévolution du problème », cest-à-dire quil doit, au cours du processus dapprentissage, apporter une aide aux élèves (interaction didactique) mais sans se substituer à ces derniers en exposant le savoir de façon magistrale « Si le maître dit ce quil veut, il ne peut lobtenir » (Guy Brousseau). Autrement dit, il ne doit pas répondre lui-même au problème posé. Ce dernier doit évidemment être choisi de manière à ce que les élèves soient en mesure de le comprendre et de laccepter. Cela suppose donc de partir dune situation-problème pour dune part, saisir les représentations sociales des apprenants, et dautres part, problématiser le cours, cest-à-dire montrer aux élèves les enjeux cognitifs de la séquence.
Dans la phase de décontextualisation, lélève doit être capable - par le biais du dispositif pédagogique qui a été mis en place - de repérer le savoir qui est en jeu, au-delà de la réalisation des activités proposées, ce qui implique quil ne sinscrive pas dans une logique de conformité. Les élèves doivent être capables, à lissue des activités réalisées, didentifier et de nommer le savoir étudié. Par exemple, dans le cadre de lanalyse des défaillances de marché, ils doivent être en mesure dexpliquer ce quest une défaillance de marché indépendamment du contexte dans lequel cette notion a été étudiée. Cela leur permettra par la suite de pouvoir envisager de le réutiliser dans un autre contexte, cest-à-dire de recontextualiser le savoir. La recontextualisation implique donc que les élèves soient capables deffectuer des liens entre les notions apprises ce qui leur permet de structurer leurs connaissances et non de les empiler artificiellement.
Ainsi, nous considérons que cest dans cette logique dappropriation des savoirs que les enseignants doivent construire leurs séquences de cours. Or, comme nous allons le voir, la pratique de la classe inversée ne sinscrit pas dans cette logique et repose sur une certaine méconnaissance des acquis de la recherche en didactique et en pédagogie.
II.1. Pédagogie inversée et passivité cognitive : Suffit-il dêtre en présence dun savoir pour se lapproprier ?
Lacte dapprendre débute dès lors que les apprenants prennent conscience, au travers des interactions didactiques, que leur système de représentations sociales, cest-à-dire leur conception du monde ou « connaissances spontanées » ne permettent pas de rendre compte dun phénomène et quil faut les transformer pour pouvoir être en mesure de le comprendre. Cela implique de placer les élèves dans une situation de dissonance cognitive (paradoxe, énigme, etc.). Pour cela, il faut donc débuter la séquence par une phase de sensibilisation qui doit créer cette situation et à lissue de laquelle les apprenants réalisent généralement que leur système de représentations est soit défaillant, soit incomplet[21]. Or, dans toutes les vidéos étudiées, aucune phase de sensibilisation nest réalisée puisque, dans chacune dentre elles, le savoir est directement exposé de façon magistrale. Par exemple, concernant le chapitre de première, relatif à la création monétaire, des travaux (A. Beitone et A. Legardez, 1993) ont montré que les élèves ont des représentations sociales qui peuvent être de véritables obstacles aux apprentissages. De manière générale, pour expliquer comment les banques accordent des crédits, les élèves affirment le plus souvent, quelles prêtent les dépôts collectés auprès des ménages. Autrement dit, les banques disposeraient de dépôts de leurs clients et à partir de ces dépôts accorderaient des crédits à dautres agents économiques. Or, cela est erroné et lenseignant doit le démontrer aux élèves (et sans faire référence au concept de création monétaire), de manière à ce quils puissent prendre conscience quils doivent modifier leurs conceptions, afin dêtre en mesure de comprendre le principe selon lequel « les crédits font les dépôts ». Or, les auteurs de la vidéo 4 débutent directement leur capsule de la manière suivante : « Dans cette vidéo, nous allons voir comment la monnaie est créée et par qui elle est créée ». On constate ici que, dune part, le savoir nest absolument pas problématisé, cest-à-dire quà aucun moment les auteurs de la vidéo ne montrent les enjeux du cours (pourquoi sintéresser au processus de création monétaire ?). Autrement dit, ils namènent pas les élèves à sapproprier le questionnement qui est à la base de la séance. Ils ne créent donc pas les conditions permettant aux élèves dassumer cognitivement ce « problème »[22]. Dautre part, on constate que dans cette vidéo (mais ce constat sapplique aux neuf vidéos étudiées), les apprenants sont considérés comme des « sacs vides que lon peut remplir de connaissances » (Giordan et De Vecchi, 1987, p. 66) puisque leurs représentations sociales ne sont absolument pas prises en compte étant donné que le savoir na pas fait, au préalable, lobjet dun questionnement (il est magistralement exposé). En effet, les auteurs expliquent de manière erronée (mais nous y reviendrons) le processus de création monétaire : « On désigne par lexpression de création monétaire, laugmentation du stock de monnaie en circulation dans léconomie ». Cette façon de procéder est dautant plus problématique que comme lexplique G. De Vecchi, « lorsquon néglige de sappuyer sur les conceptions des élèves, on construit des stéréotypes, des mots vides de sens et, sans y prendre garde, on renforce les représentations fausses : en un mot, celles-ci font écran et ne permettent pas à un savoir nouveau de se construire ou de saffiner » (G. De Vecchi, 1992, p.101). On voit donc ici que le risque est très grand que les élèves, apprennent cette notion sans la comprendre, et restituent le contenu de la vidéo sans pour autant que leurs représentations en soient modifiées. Autrement dit, lélève saura quelle est la « bonne réponse » à fournir (celle qui est exposée dans la vidéo) sans que cela ne conduise à une restructuration de son système de représentations-connaissances. Dans cette perspective, le savoir ne sera que « décoratif » cest-à-dire quil ne permettra pas de modifier les représentations sociales des élèves. Ainsi, à la question « En quoi consiste la création monétaire » (question qui accompagne létude de la capsule), les apprenants nauront quà recopier ce qui est écrit et/ou dit dans la vidéo. De même, les auteurs de la vidéo 3 relative à la justice sociale, commencent à expliquer aux élèves quil existe plusieurs conceptions de légalité dans les sociétés. Ce qui aurait dû faire lobjet dune problématisation permettant de créer les conditions dun apprentissage est magistralement exposé : « (
) lorsquon sintéresse à légalité, il faut toujours se demander ; égalité de quoi ? On peut tout dabord distinguer légalité des situations (
), une autre conception de légalité renvoie à légalité des droits (
) enfin légalité des chances (ou équité) (
) ». On ne peut, là encore, que constater que cette pratique pédagogique invite les élèves à la passivité cognitive. En ce sens, et contrairement à ce quaffirment les partisans de la pédagogie inversée, cette pratique pédagogique est « transmissive » et « descendante ». Aux questions portant sur la définition des concepts du cours : « Quest-ce que légalité des droits ? Quest-ce que légalité des situations ? Quest-ce que légalité des chances ? », les élèves nauront, une fois de plus, quà restituer ou plutôt relever ce qui a été dit et ou écrit par lenseignant dans la vidéo. De même, dans la vidéo 2 relative à la mobilité sociale, lauteur explique notamment que « Les sciences sociales distinguent différents types de mobilité sociale. Tout dabord la mobilité géographique qui correspond au changement de résidence principale au sein dun même pays, on parle alors de mobilité résidentielle ou au changement de pays de résidence, on parle alors de migration » et il demande par la suite aux élèves« Quest-ce que la mobilité géographique ? ». Nous sommes, pour reprendre les termes de Guy Brousseau, en plein dans « leffet Topaze »[23]. Toujours dans cette même optique, la vidéo 5 portant sur létude des défaillances de marché est encore plus révélatrice de ce constat étant donné quà lissue de lécoute de cette capsule, les enseignants demandent notamment aux apprenants de « Recopiez le schéma permettant dexpliquer la disparition du marché des véhicules doccasion ». On ne peut que déplorer labsence totale dactivité cognitive des élèves. Recopier un schéma (et donc « faire juste ») ne permet pas dêtre en mesure de le comprendre, dexpliquer le mécanisme en question, cest-à-dire les liens faits entre les notions. On ne peut donc que constater que lorsque les partisans de la pédagogie inversée expliquent que par cette pratique, ils rendent les élèves « actifs », ce nest pas dactivité cognitive dont ils parlent mais de logique deffectuation de la tâche[24]. Les apprenants manifesteront les « signes extérieurs de létude » (S. Bonnéry) cest-à-dire donneront lors du travail en classe la « bonne réponse » (ils seront donc « actifs »). De cela, on ne peut quen déduire que la pédagogie inversée est le terreau dun malentendu socio-cognitif majeur. En effet, elle invite les élèves à se placer sur un autre registre que celui qui est attendu par linstitution scolaire et qui relève de la posture réflexive, cest-à-dire de distanciation face aux objets étudiés. Les élèves travailleront donc « à côté » des objectifs visés. Ils seront par exemple capables de répondre à la question « Pourquoi ces externalités entraînent-elles une mauvaise allocation des ressources ? » (Vidéo 5) en récitant mot à mot le contenu de la vidéo sans être amené à identifier et nommer à lissue de cette question (et plus largement de lactivité proposée) le savoir en jeu. En ce sens, il est fort probable que les élèves nauront pas conscience du lien qui a été fait (par lenseignant) entre les notions (externalité et défaillance de marché), faute dexplicitation et de réflexion individuelle et collective sur chacun des concepts. Par conséquent, lors de la correction du questionnaire, ils croiront maîtriser le cours (puisquils ont écrit la « bonne » réponse telle quelle est énoncée dans la vidéo), alors quen réalité, ils ne seront pas rentrés dans labstraction puisquà aucun moment ils nauront eu à se confronter au « problème » posé et à le résoudre eux-mêmes à laide des activités proposées. On voit ici que les apprenants sont mis en présence dun savoir sans quon leur donne explicitement les moyens de le maîtriser, cest-à-dire de pouvoir se lapproprier au moyen dun cadrage adéquat de lactivité cognitive. Malheureusement, il nest pas évident que lenseignant se rende compte de ce malentendu ce qui ne lui permettra pas de remédier aux difficultés des élèves (puisquil sera beaucoup plus compliqué de les identifier). Ainsi, en considérant que cest à lélève de scolariser lui-même le savoir qui lui est exposé de façon magistrale et non problématisé (via le visionnage des capsules vidéo), la pédagogie inversée contribue selon nous au creusement des inégalités scolaires car, comme lont montré notamment les travaux de P. Bourdieu, tous les élèves narrivent pas sur les bancs de lécole avec les mêmes dispositions scolaires, cest-à-dire le même rapport aux savoirs, à lécrit et à loral. Si les « héritiers » peuvent arriver à scolariser eux-mêmes le savoir, on ne peut pas en dire autant des élèves qui ne sont pas familiarisés avec les attentes de lécole.
La logique de conformité : « Faire juste sans apprendre »
Comme nous lavons vu précédemment, la pédagogie inversée renforce la logique de conformité au détriment de celle dappropriation du savoir. Pour montrer à quel point ladoption et le maintien des élèves dans cette logique de conformité a des effets délétères en termes de réussite scolaire, nous pouvons reprendre une des nombreuses études de cas de S. Bonnéry. Prenons par exemple le cas « dAmidou »[25]. En sixième, lors dune séance de géographie, lobjectif est dapprendre à réaliser une carte en sappropriant les différents symboles élaborés par les géographes. Cet élève parvient en apparence à réaliser le travail demandé (il réalise la carte de géographie) sans voir que limportant nest pas le résultat du « coloriage » mais les règles de « symbolisation des cartes ». En effet, Amidou ne parvient pas à opérer cette conversion de lexpérience ordinaire en connaissance scolaire. Il réalise la carte en demandant à chaque fois de quelle couleur telle zone doit être coloriée. Il ne se confronte donc à aucun moment à la situation-problème (qui porte sur les règles de symbolisation). Par ce procédé, qui invite à la passivité cognitive, il ne parvient pas à « maîtriser le rapport entre des objets du monde (montagne, fleuve
) » quil est censé connaître et « la représentation de ces objets, codifiée et normée par la géographie physique » (S. Bonnéry, 2007, p.48). Ainsi, Amidou arrive le jour du contrôle en étant persuadé que faire « une carte » de géographie cest faire « la carte » (celle qui a été réalisée en cours et quil a apprise par cur) et est incapable de faire le travail demandé (la nouvelle carte qui fait lobjet du contrô