Vygotsky is geen
(socio-)constructivist! Specifiek
karakter van schoolse/wetenschappelijke kennis. Haaks op visie van Piaget,
Bruner, constructivisten ....
Passages uit Langage et
apprentissage chez J. S. Bruner et L. Vygotski, par Alain Firode
In tijdschrift Skohle,fr; Publié
le 8 février 2016
Le modèle de la langue étrangère
(I) : la spécificité de la transmission scolaire des savoirs
Tournons-nous maintenant vers
Vygotski. Ce dernier fait également référence à lapprentissage de la langue
comme modèle pour lanalyse dautres types dapprentissage. Cependant, à la
différence de ce quon vient de voir chez Bruner, il ne sagit pas de la langue
maternelle, mais dune langue étrangère. Deux caractères propres à
lapprentissage des langues étrangères expliquent plus particulièrement le
privilège que lui confère lanalyse vygotskienne.
Le premier tient à ce quon
napprend pas une langue étrangère comme on apprend sa langue maternelle :
lapprentissage de la langue maternelle, qui se fait par interaction avec
lentourage, va du concret à labstrait, du pratique au théorique (du maniement
oral de la langue à sa maîtrise écrite) ; celui de la langue étrangère,
qui se fait par assimilation de règles, va de labstrait au concret, du
théorique au pratique (du maniement écrit de la langue à sa maîtrise
orale[26]).
Il en va de même, selon Vygotski,
en ce qui concerne la différence entre lapprentissage de ce quil appelle les
« concepts spontanés » et celui de ce quil appelle les
« concepts scientifiques » (ou « académiques ») :
« Lassimilation dun concept scientifique se distingue de celle dun
concept quotidien à peu près comme lassimilation dune langue étrangère se
distingue de celle de la langue maternelle »[27]. Les concepts dits
« scientifiques » désignent les notions dont la signification est
dépendante dun système organisé de connaissances (comme le concept newtonien
de force qui se définit par légalité de la force au produit de la masse par
laccélération). Ils sont acquis au moyen dune « définition verbale
initiale »[28]. Les concepts dits « quotidiens », quant à eux,
désignent les notions dont le sens est « indépendant dun système déterminé »
(comme la notion de « frère » par exemple).
A la différence des précédents,
ils sacquièrent au moyen dun processus de type inductif, en sélevant
progressivement « vers des généralisations »[29]. Chacun de ses deux
types de concepts, pensé isolément et dans son état initial, présente une
« faiblesse » : les concepts scientifiques, au départ, sont
abstraits et théoriques ; les concepts quotidiens, quant à eux, ne sont pas
maîtrisés de façon logique et volontaire, en sorte quils ne peuvent être utilisés
en dehors dune situation dialogique concrète (lenfant, par exemple, se montre
incapable de définir la notion de « frère » alors quil sait en faire
usage). Dans le cas dun concept scientifique nous avons initialement une
conscience claire du concept lui-même et de ses caractères logiques et
relationnels, mais une conscience confuse de lobjet quil désigne (sa
référence) ; inversement, dans le cas dun concept spontané, nous avons
une conscience claire de lobjet désigné, mais une conscience confuse du
concept lui-même et de ses propriétés logiques. Chacun de ces deux types de
concepts, en raison de son insuffisance propre, doit donc « se
développer », aussi bien les concepts spontanés que les concepts
scientifiques : « Le concept spontané de lenfant se développe
de bas en haut, des propriétés inférieures aux propriétés supérieures, alors
que les concepts scientifiques se développent de haut en bas, des propriétés
plus complexes et supérieures aux propriétés plus élémentaires et
inférieures »[30]. Le concept scientifique, comme dit joliment Vygotski,
« germe vers le bas » (vers la sphère de lexpérience concrète) alors
que le concept quotidien « germe vers le haut »[31] (vers
labstrait et le relationnel).
Il résulte de cette analyse que
les deux modes dapprentissages, celui des concepts spontanés et celui des
concepts scientifiques, convergent en quelque sorte lun vers lautre sans
jamais toutefois pouvoir ni devoir se confondre lun avec lautre, se recouper
lun lautre. Lidée directrice de la théorie vygotskienne est que la formation
de lesprit résulte de la rencontre de ces deux processus indépendants qui
doivent se fertiliser en quelque sorte lun lautre : dun côté le processus
naturel dacquisition des connaissances spontanées, qui se fait par induction
et interaction avec une situation ; de lautre le processus culturel
dacquisition des savoirs scientifiques qui se fait par transmission
systématique des connaissances.
Or, comme le souligne Vygotski,
il ny a rapport que sil y a distinction : « Le lien entre les deux
processus et limmense influence quils exercent lun sur lautre sont
possibles précisément parce que les uns et les autres concepts suivent dans
leur développement des voies différentes »[32]. Les deux peuvent certes
être mis en relation (et le but de laction pédagogique est justement de
permettre cette mise en relation) mais ils ne peuvent lêtre que si lon a
préalablement reconnu leur indépendance structurelle.
Vygotski, par conséquent, exclut
quil soit possible ni même souhaitable dacquérir un concept scientifique sur
le mode inductif et interactif, comme sil sagissait dun concept spontané. La
nature des concepts scientifiques est telle, au contraire, quils «
apparaissent et se forment dans le processus dapprentissage scolaire dune
manière tout autre que dans le processus de lexpérience personnelle de
lenfant »[33]. La raison en est que le concept scientifique est
« médiatisé par un autre concept et que, par conséquent, en même
temps que le rapport à lobjet, il inclut aussi le rapport à lautre concept,
c'est-à-dire les premiers éléments dun système de concepts »[34]. Parce
quil nexiste que rapporté à un système symbolique organisé, le concept
scientifique requiert un enseignement « systématique » qui « va
de pair avec la transmission des connaissances à lenfant dans un système
déterminé »[35].
Ainsi, quoiquil utilise lui
aussi le terme de « collaboration »[36] pour désigner la relation
maître-élève, Vygotski ne conçoit pas celle-ci à la façon de Bruner. Dans son
analyse, laccent nest pas mis sur la dimension interpersonnelle du rapport
maître-élève, ni sur lanalyse dun processus de « partage mental »,
mais sur la forme « systématique » que requiert la transmission des
connaissances scolaires.
Le modèle de la langue étrangère
(II) : leffet psychologique des savoirs structurés
Il est un deuxième point
important (le plus important peut-être) qui se tire de lanalogie entre
apprentissage des concepts scientifiques et apprentissage dune langue
étrangère. A savoir lidée que lassimilation des concepts scientifiques, qui
résultent dun apprentissage scolaire et systématique, produit en retour un
développement de nos connaissances spontanées, acquises quant à elles de façon
inductive et interactive (Vygotski cite à cette occasion lobservation de
Goethe selon laquelle on ne sait vraiment parler sa propre langue que lorsquon
a appris une langue étrangère[37]). De même que la maîtrise dune langue
étrangère modifie et approfondit notre perception et notre maîtrise de notre
langue natale, de même selon Vygotski lacquisition scolaire de tel ou tel
concept scientifique a une « influence immense » sur nos concepts
quotidiens, en ce sens quelle augmente la maîtrise que nous en avons en
rendant leur maniement « plus conscient et volontaire »[38].
La fameuse notion vygotskienne de
« zone prochaine de développement » (ZPD) se rattache directement à
cette idée. Soutenir lexistence dune ZPD, en effet, revient à soutenir quil
est un espace logique où les savoirs objectivés présentés selon leur
« structure interne, leur logique propre de développement »[39]
peuvent modifier et réorganiser les connaissances et les fonctions mentales
subjectives de lélève. Autrement dit, à soutenir quil est une zone où
la rencontre avec des savoirs déjà structurés et organisés en système possède
un réel pouvoir structurant sur lesprit, susceptible de modifier notre
fonctionnement mental et notre rapport au monde.
Ainsi comprise, la ZPD désigne
donc moins la mesure dune distance (la distance entre les aptitudes du sujet
et telle ou telle connaissance quil est en charge dacquérir) que la mesure
dun pouvoir dynamique, dune puissance à réaliser des effets, en loccurrence
la puissance des savoirs organisés à produire une réorganisation mentale, à
structurer lesprit du sujet et son rapport au réel. La notion de ZPD, en
définitive, désigne le pouvoir du logique sur le psychologique : dire
quun concept est au-delà ou en deçà de la ZPD dun élève, cest dire quil ne
peut être « développé », c'est-à-dire produire une réforme des modes
naturels de penser de lélève. Un concept qui nest pas dans la ZPD, par excès
ou par défaut, est un concept sans puissance, un concept qui ne produit pas
deffet psychologique.
Cette théorie de la ZPD conduit
Vygotski à envisager lactivité de lélève dune façon originale et inédite,
fondamentalement différente de celle que proposent les pédagogies ordinairement
qualifiées « dactives » ou les pédagogies qui se réclament, comme
celle de Bruner, dun certain « progressisme » éducatif.
En plusieurs endroits de son
uvre, en particulier dans Pensée et Langage, Vygotski montre en effet quil
est nécessaire de requalifier certaines conduites ordinairement jugées
« passives » par les partisans des « méthodes actives »,
c'est-à-dire, dune manière générale, les attitudes et les conduites qui sont
celles du sujet face à un ensemble de connaissances déjà organisées, exposées
systématiquement.
Nous jugeons par exemple que
lélève est passif quand on lui « montre » la solution dun problème
en mathématique. Pourtant, remarque Vygotski montrer la solution, ce nest pas
« donner » la solution, au sens dun processus où le sujet serait
purement réceptif et passif : cest susciter une activité intelligente,
qui « fait avancer ma propre pensée »[40] et, dans certaines
conditions que déterminent justement la notion de ZPD, produit une
transformation profonde de mes schémas naturels de pensée.
Ces conduites apparemment
passives mais en fait actives, appartiennent à la catégorie générale que
Vygotski désigne par le terme dimitation : « Limitation, si on
lentend dans son sens large, est la forme principale sous laquelle sexerce
linfluence de lapprentissage sur le développement et cest là aussi
précisément le contenu de la ZPD »[41].
Comme lindique Vygotski, la
notion dimitation dans cette citation doit être prise « au sens
large ». Par quoi il faut comprendre quelle nest pas relative à la
conduite gestuelle : on peut certes imiter un geste ou un mouvement mais
aussi imiter une pensée (en reproduisant mentalement un discours, comme
lorsquon « suit » un exposé, une démonstration faite par un
professeur). Bref, la ZPD dun sujet désigne lensemble des connaissances déjà
structurées quil peut reproduire de façon active et créatrice, de telle façon
que cette reproduction ne soit pas une activité mécanique (une simple
« copie ») sans effet sur son développement ni ses concepts spontanés
(comme cest au contraire le cas pour limitation animale : un animal
copie, singe mais nimite pas). Le fait de posséder une ZPD, dêtre capable
dapprendre par imitation, constitue pour Vygotski la propriété primitive du
sujet humain, celle dont découlent les caractères spécifiques de la
psychè humaine[42].
On voit, par conséquent, que
Bruner, et à sa suite les pédagogues quil a inspirés, ont détourné la
signification originale et vygotskienne de la notion de ZPD. La conception
quen proposent le plus souvent les ouvrages pédagogiques contemporains est
biaisée : comme chez Bruner, ceux-ci font de la ZPD le lieu de la
rencontre entre deux consciences, lespace théorique où un « prêt de
conscience » est possible, aboutissant à la formation dun
« microcosme partagé » (toutes ces expressions sont de Bruner). Les textes
de Vygotski disent pourtant tout autre chose. Ils ne font jamais référence à
lidée, au fond très subjectiviste et même personnaliste, dun quelconque
partage ou communauté / communion desprits, mais seulement à lidée quil est
un certain espace théorique où lécart entre les connaissances subjectives de
lélève et les connaissances objectives qui lui sont présentées autorise un
processus dimitation créative (écart en-deçà et au-delà duquel celle-ci nest
pas possible). Nous serions tentés de dire, pour utiliser un vocabulaire
poppérien, que la ZPD désigne en définitive lespace où lesprit, comme dit
Popper, peut « interagir avec des objets du troisième monde »[43],
c'est-à-dire interagir avec les connaissances objectives déposées dans des
supports symboliques.
Vygotski est-il
« socioconstructiviste » ? NON!
On est en droit de se demander,
au vu des analyses précédentes, si Vygotski peut légitimement être compté aux
cotés de Bruner, comme cela est très fréquemment le cas chez les pédagogues
contemporains, parmi les pères fondateurs du courant de pensée dit
« socioconstructiviste ».
Epistémologie réaliste vs
épistémologie constructiviste
Remarquons, en premier lieu,
quil est au moins une forme de constructivisme que rejette explicitement
Vygotski, à savoir ce quon peut appeler le constructivisme philosophique ou
épistémologique, c'est-à-dire la thèse selon laquelle la connaissance est un
processus de construction de la réalité. Lépistémologie vygotskienne, en
effet, est décidément réaliste. Pour Vygotski, la fonction « fondamentale
de la pensée est de connaitre et de refléter la réalité »[44]. Ce reflet
et cette connaissance du réel supposent certes la médiation de théories, de
systèmes symboliques qui sont des constructions de lesprit mais la réalité
même nest pas une construction mentale. Chez Vygotski lactivité scientifique
ne consiste pas à construire une réalité à la mesure de lhomme, mais à
construire des théories scientifiques, des objets symboliques qui sont censés
viser et atteindre la réalité en soi. Il en va tout autrement chez Bruner. La
connaissance pour ce dernier est une entreprise destinée à construire, comme
dit N. Goodman, une « version habitable » et
« partageable » du monde, et non une tentative pour connaître une
quelconque réalité préexistante.
Ce ne sont donc pas seulement les
théories, les outils cognitifs qui sont des constructions de lesprit, comme
chez Vygotski, mais la réalité elle-même. Sur ce point la divergence est
totale : lépistémologie brunérienne débouche sur cette forme didéalisme
intersubjectif que Vygotski quant à lui rejette avec la plus grande fermeté.
Lauteur de Pensée et langage soppose à toutes les théories, comme celle de
Mach à son époque, qui postulent que « le monde physique cest
lexpérience socialement concertée, socialement harmonisée, en un mot,
lexpérience socialement organisée »[45]. Lobjectivité, pour Vygotski, ne
se réduit aucunement à lintersubjectivité[46].
La nature du social :
intersubjectivité ou objectivité ?
Il est encore, outre ceci, un
deuxième point qui, nous semble-t-il, devrait inciter à ne pas rattacher
Vygotski au « socioconstructivisme ». A savoir la conception même
quil propose du social et de son rôle dans la formation de lesprit.
On ne remarque pas suffisamment,
en effet, que Vygotski a explicitement critiqué, chez Piaget, une conception du
social et de son rôle dans le développement mental de lenfant qui, par
certains côtés, annonce celle que proposeront plus tard Bruner et les auteurs
se réclamant du socioconstructivisme. Contrairement à ce quon prétend souvent,
en effet, Piaget na nullement négligé le rôle du social dans le développement
mental de lenfant[47]. Parce quil suppose que l'enfant nest pas initialement
en contact avec le réel, le psychologue suisse ne peut expliquer lévolution
progressive de sa pensée vers la pensée logique et objective de ladulte que
par la rencontre avec la pensée dautrui, autrement dit avec le monde social
compris comme univers intersubjectif. Ainsi Piaget, au moins dans la première
partie de sa carrière de psychologue (la seule que connaisse
Vygotski), voit-il dans la communication des consciences lunique source
du développement de la pensée logique : « Sans les autres, les
déceptions de lexpérience ne nous mèneraient quà la surcompensation
dimagination et au délire »[48]. Cest uniquement le besoin social de
partager la pensée des autres et de communiquer qui est à lorigine du besoin
de preuve, de logique : la preuve, comme dit Piaget, « est née de la
discussion »[49].
Ces thèses, qui font de la
discussion et du conflit avec autrui (ce quil est convenu dappeler
aujourdhui le conflit « sociocognitif ») le principe de laccès à la
pensée rationnelle et logique, sont explicitement et fermement critiquées par
Vygotski. Elles débouchent immanquablement selon lui sur une épistémologie qui
réduit lobjectivité à lintersubjectivité, épistémologie quil condamne, nous
venons le voir, résolument. Aussi Vygotski rejette-t-il toutes les théories qui
prétendent, comme celle de Piaget, « déduire la pensée logique de lenfant
et son développement de la pure communication des consciences »[50]. Le
reproche quil adresse à ces théorie du développement, nest pas davoir
« oublié » le social, mais de ne pas en avoir compris la vraie
nature, davoir tenu pour équivalente la rencontre avec les autres et la
rencontre avec la réalité sociale. Autrement dit davoir identifié le social à
lintersubjectif, à lensemble des consciences en communication les unes avec
les autres. Or pour Vygotski, justement, le social nest pas lintersubjectif,
mais une réalité objective et institutionnelle, celle des uvres de lesprit
objectivées, les théories et les systèmes détachés des sujets qui les ont
produites. La médiation qui fait accéder à lobjectivité nest pas celle des
autres consciences, mais celle des instruments, des « outils de la
pensée », des produits sociaux objectivés dans la culture grâce auxquels
jagis sur le monde réel, à la fois sur la réalité matérielle, sur les autres
et sur moi-même (le langage et plus particulièrement les savoirs organisés, les
théories : ce que Popper appellera, quelques années plus tard, le
« monde 3 »). La confrontation réellement formatrice, pour Vygotski,
est celle de lesprit et de ses uvres, pas celles des esprits entre eux.
Quen est-il à cet égard chez
Bruner ? Quelle conception ce dernier se fait-il du social ? Bien
quil parle souvent des réalités sociales telles que le langage, les
institutions, la culture, les savoirs, les produits symboliques etc. en termes objectivistes
(au point de se référer à plusieurs reprises à la théorie poppérienne du
« monde 3 »), il semble que ces réalités ne soient jamais envisagées
par Bruner comme étant douées dune véritable autonomie par rapport aux sujets
qui sy rapportent[51]. Rencontrer un objet symbolique quelconque, pour Bruner,
cest toujours au final rencontrer quelquun, une personne ou un ensemble de
personnes, un sujet individuel ou collectif : comme il le dit lui-même à
propos du principe dArchimède, découvrir ce dernier, cest dialoguer avec
Archimède (« avoir Archimède comme compagnon de jeu »[52]) et
dialoguer en même temps avec dautres sujets de ses interprétations possibles.
La relation du sujet au social, à la culture et au monde symbolique, se résout
toujours chez Bruner en relations de type subjectif et intersubjectif, de
lordre de la « négociation », pour reprendre le vocabulaire
brunérien. Bref, nous ne sommes jamais en relation quavec dautres personnes,
jamais à proprement parler avec des uvres ni avec des institutions. Telle est
la conception finalement très subjectiviste du « social » que
présupposent la psychologie brunérienne et le courant pédagogique quil a
inspiré, ce quil est convenu dappeler le « socioconstructivisme ». Sil
est juste de dire que le « socioconstructivisme » a réintroduit la
considération dautrui dans lanalyse du processus dapprentissage (cf. le
fameux slogan « on napprend pas seul »), on hésitera en revanche à
dire quil a réellement pris en compte lexistence du social, dans la mesure où
la réalité sociale, comme lont bien vu des auteurs comme Vygotski ou Popper,
possède une dimension objective qui interdit dy voir un simple ensemble de
sujets en interaction.
Le rôle des systèmes de
connaissances
Il est enfin, outre ce qui vient
dêtre dit, une troisième et dernière raison de ne pas compter Vygotski parmi
les représentants du « socioconstructivisme ». Celle-ci tient au rôle
décisif que jouent, chez Vygotski, les systèmes logiques, les savoirs organisés
et structurés dans la formation de lesprit.
Nous avons vu, tout à lheure,
que le caractère syncrétique et illogique de la pensée enfantine, pour
Vygotski, ne peut sexpliquer par lhypothèse piagétienne et freudienne, à ses
yeux fausse, selon laquelle lenfant ignorerait primitivement le
« principe de réalité ». La vraie cause de lillogisme enfantin
doit être cherchée ailleurs. Elle réside pour Vygotski dans le fait que
les concepts formés spontanément par lenfant ne sont pas organisés en système,
de telle sorte que la pensée de lenfant se concentre exclusivement sur la
relation du concept à lobjet quil désigne (sa référence empirique) sans
jamais se tourner vers la relation logique du concept à dautres concepts. A
cet égard, dit Vygotski, le « fait central est labsence ou lexistence
dun système »[53]. Dès lors quil ny a pas de système, en effet, les
seuls liens possibles étant ceux du concept et de lobjet (et non ceux du
concept à dautres concepts), la pensée est entièrement soumise aux liaisons
perceptives et mémorielles, doù son caractère syncrétique. Les relations
logiques (implication, contradiction etc.) ne sont pas pour Vygotski des
propriétés empiriques appartenant aux choses elles-mêmes ni aux perceptions,
mais uniquement celles des concepts organisés en système. Si lenfant, à la
différence de ladulte, peut soutenir sans ressentir de difficulté deux thèses
apparemment contradictoires au sujet du même objet, cest que ces deux thèses,
dans son esprit, correspondent chacune à une perception déterminée de cet objet
et quentre deux perceptions il ny a pas de relation logique, mais seulement
entre deux concepts que lon peut subsumer sous une notion plus générale. Il
importe de noter que Vygotski (proche en cela dauteurs de son époque comme
Frege ou Husserl) situe lorigine des normes logiques dans les objets
symboliques, dans ce que Popper appellera un peu plus tard le « monde
3 ». Lapparition de la rationalité chez le sujet, le développement de son
aptitude à régler logiquement sa pensée, sont analysés comme une sorte
d« effet rétroactif » (pour reprendre une expression poppérienne)
des produits symboliques sur la conscience. Cest parce quil y a des systèmes
symboliques organisés, des « objets du monde 3 » comme dira Popper,
que le sujet peut, en étant mis à leur contact et en les assimilant, soumettre
progressivement sa pensée à des normes logiques qui lui imposent une régulation
mentale, faisant ainsi peu à peu naître en lui ce quil est convenu dappeler
une raison, une pensée « rationnelle », réfléchie et volontaire[54].
Chez Vygotski, ce nest donc pas
la « culture » au sens large qui « donne forme à
lesprit », comme chez Bruner[55], mais la rencontre avec des ensembles
structurés de connaissances, des savoirs exposés scolairement et méthodiquement,
en fonction de leur logique interne (ce que Vygotski appelle, en reprenant un
terme de Herbart, des « disciplines formelles »[56]). La psychologie
vygotskienne, contrairement à ce quon affirme souvent, ne débouche pas sur une
théorie simplement « historiciste » de lesprit : à proprement
parler Vygotski ne dit pas que le fonctionnement de notre esprit serait
implicitement et involontairement façonné par des cadres mentaux relatifs à
telle ou telle époque ou telle ou telle société, mais quil est structuré par
lassimilation scolaire, explicite etvolontaire, de systèmes de connaissance
organisés. Autrement dit, la psychologie de Vygotski ne propose pas une théorie
de la dépendance de la pensée à légard de la « culture » en
général mais une théorie de sa dépendance à légard des savoirs, des
connaissances objectives scolairement transmises.
Sujet « enseigné » et
sujet « apprenant »
Cette thèse selon laquelle
lassimilation des savoirs structurés précède et conditionne la formation de la
pensée rationnelle dans le sujet, rompt de façon radicale avec lun des
présupposés les plus fondamentaux du constructivisme piagétien. A savoir avec
lidée que le développement et lapprentissage sont des modalités de
ladaptation biologique et quils doivent être analysés comme des moyens de
produire un équilibre mental entre le sujet et son milieu. Le développement ni
lapprentissage, chez Vygotski, ne proviennent de ce que jajuste ma pensée
pour répondre, au moyen dun processus de « rééquilibration majorante »
(Piaget), aux déséquilibres produits par le milieu extérieur, que ce milieu
soit physique ou quil soit social, quil soit constitué de choses ou de
personnes. Ce nest pas dans le conflit - quil soit « cognitif » ou
« sociocognitif » - que réside le moteur du perfectionnement de
lesprit humain, mais dans lassimilation de produits symboliques objectifs, de
connaissances déjà structurées et organisées en systèmes. Bref, le mode
proprement humain dapprentissage et de développement pour Vygotski est en
rupture structurelle avec le mécanisme biologique dadaptation. Autrement dit
le sujet humain est un sujet enseigné. Il apprend par assimilation de
connaissances déjà organisées et non par interaction spontanée avec un milieu
(physique ou intersubjectif, constitué dobjets matériels ou de personnes, peu
importe). Ce qui implique, pédagogiquement parlant, le rejet de toutes les
méthodes qui se proposent en quelque façon de « naturaliser » les
apprentissages, de transformer le sujet enseigné en sujet, comme on dit,
« apprenant », sinstruisant en interagissant avec une
« situation ». Ces méthodes qui recommandent que lélève soit
systématiquement placé en position de producteur des connaissances, soit
individuellement soit collectivement, commettent une erreur de principe :
les systèmes et les théories, si lon suit lanalyse vygotskienne, ne sont pas
une production du sujet (individuel ou collectif) : cest à linverse le sujet
qui est une production des savoirs organisés. La rupture avec Piaget, on le
voit, va bien au-delà dune simple inversion de parcours, comme si tout
lapport de Vygotski avait consisté à aller, comme on dit, « du
social à lindividuel » au lieu daller, comme Piaget, « de
lindividuel au social ». Cest la base même du constructivisme
piagétien, son naturalisme et son subjectivisme, que sape lanalyse
vygotskienne.
On rechercherait en vain chez
Bruner et les auteurs qui se réclament actuellement du
« socioconstructivisme » cette idée dune antériorité structurelle
des savoirs systématiques sur la pensée du sujet connaissant. Comme Piaget,
Bruner conçoit la formation de lesprit à la façon dun processus naturel
dadaptation (déquilibration) au cours duquel lenfant procède à un ajustement
de ses structures mentales et de ses croyances afin de les rendre compatibles
avec les perturbations issues du milieu. Loriginalité de ses analyses vient de
ce que ce milieu, pour Bruner, est essentiellement constitué dautres sujets,
le propre de lhomme étant dêtre directement en relation avec ses semblables
et de façon seulement indirecte en relation avec les choses. Mais,
contrairement à Vygotski, il ne remet pas en cause lidée que le développement
et lapprentissage résultent dun processus dadaptation par équilibration avec
un milieu, avec une situation. Il nintroduit pas lidée, centrale chez
Vygotski, quil résulte non dune interaction avec des choses ou des personnes,
mais dune assimilation de systèmes symboliques constitués, dune rencontre
avec ce que Popper appelle la « connaissance objective ». En quoi, la
psychologie de Bruner reste bien un « constructivisme », au sens à la
fois épistémologique et éducatif du terme, ce quon peut appeler, si lon veut,
un « socioconstructivisme », à condition de tenir pour équivalent le
social et lintersubjectif (au risque, nous lavons vu, de négliger la
dimension objective et institutionnelle du social : le terme de
« constructivisme intersubjectif », pour cette raison, serait sans
doute plus approprié pour désigner le courant de pensée actuellement dominant
dans les recherches en sciences de léducation).
Conclusion
On se demandera sans doute, pour
finir, comment un psychologue aussi avisé que J. Bruner a pu ne pas apercevoir
les divergences profondes (entre sa propre pensée et celle de Vygotski) qui
viennent dêtre mises en évidence. Sans entrer ici dans la discussion de ce
problème essentiellement historique, nous signalerons cependant que les travaux
récents concernant la diffusion et la réception des thèses vygotskiennes lui
apportent un début de réponse. Il semble en effet, comme lont montré F. Yvon
et L. Chaïguerova[57], que les « malentendus » auxquels la lecture de
luvre de Vygotski a donné lieu auprès des penseurs occidentaux comme Bruner
aient leur origine en URSS, dans linterprétation que les disciples déclarés de
Vygotski (Léontiev, Luria, Elkonine) proposent de son uvre. Parce que ces
derniers sont partisans dune théorie de lapprentissage (développée par
lécole dite « de Kharkov ») centrée, comme celle de Piaget, sur
lidée dactivité autonome du sujet apprenant, leur prise en charge de
lhéritage vygotskien ne pouvait aller sans faire subir à celui-ci certaines
distorsions significatives. Il importe particulièrement, à cet égard, de
remarquer que les textes primitivement traduits en anglais et rassemblés sous
le titre Mind and Society (1978), qui ont été sélectionnés par Luria, ne
donnent pas une image exacte de la pensée de Vygotski, mais en révèlent
prioritairement les aspects que léditeur a jugés compatibles avec la théorie
de lapprentissage comme activité prônée par les théoriciens de lécole de
Kharkov. On sexplique par là, au moins en partie, que Bruner nait pas éprouvé
de difficultés à proposer une lecture des thèses vygotskiennes qui passe à côté
de leurs implications critiques à légard du progressisme pédagogique : le
terrain avait en quelque sorte été préparé par les héritiers officiels du
psychologue.
Lessentiel, quoi quil en soit,
est dapprendre à lire Vygotski sans présumer de linterprétation
socioconstructiviste de ses thèses, ni appréhender celles-ci à travers un
prisme brunérien, comme cest souvent le cas dans la littérature pédagogique
actuelle. Nous lavons en effet constaté tout au long des analyses qui
précèdent : on ne peut rapprocher la pensée de Vygotski de celle de Bruner
sans manquer la radicalité de sa rupture avec la théorie piagétienne de
lapprentissage et du développement ni donc, aussi, sans manquer loriginalité
et la force de son apport à la psychologie et à lhistoire des idées
pédagogiques. Parce quelles rompent avec quelques-uns des principes fondateurs
de la théorie piagétienne (particulièrement avec sa conception idéaliste et
subjectiviste du social) les thèses de Pensée et langage sapent les bases mêmes
du constructivisme piagétien. Contrairement à celles de Bruner, qui restent en
définitive tributaires de ces dernières, elles nen constituent nullement une
version aménagée destinée à intégrer la considération du social sans sortir du
cadre constructiviste. Il ne sagit pas, autrement dit, ce quil est convenu
dappeler aujourdhui un « socioconstructivisme ».
Alain Firode (Université
dArtois, EA 4520)
|