Passage uit Changer décole ou réapprendre à lire ? Discours sur la réforme et finalités de lécole, par Véronique Taquin Revue Skhole.fr Publié le 12 novembre 2017
Bourdieu dans une mise en accusation de lécole, rendue responsable de la perpétuation des inégalités sociales, mais aussi dans une déconsidération des savoirs : la culture transmise par lécole était présentée sous langle relativiste de l« arbitraire culturel » par lequel la classe dominante érige en universaux ses propres valeurs, tandis que le véritable enjeu scolaire était de trier les candidats selon leur origine sociale, sans en avoir lair. La fonction émancipatrice de lécole était niée au profit de sa fonction reproductrice : pour Bourdieu, on pouvait « écrire, en forçant le trait, que "lÉcole libératrice" est le nouvel opium du peuple. Ce qui aurait au moins la vertu de faire voir combien sont loin du compte ceux qui brandissent encore le drapeau de la laïcité »[xxviii] : ce qui niait aussi toute luvre de la iiie République avec lespoir mis par la classe ouvrière dans lémancipation par linstruction[xxix].
La critique par M. Éliard de la pensée de Bourdieu est politique, cest ce qui donne sens à son interrogation initiale. En France, voici quand même trois décennies déchec de laction de réforme scolaire qui se serait voulue « de gauche » depuis larrivée au pouvoir du PS en 1981, et voici encore quatre décennies depuis la diffusion des méthodes denseignement « progressistes » dans le primaire.
En viendrait-on pour finir à la cinglante définition du « progressisme » par Pierre-André Taguieff, comme idéologie reposant sur « une invocation rituelle du progrès qui ne saccompagne daucune amélioration de la condition humaine », mais fonctionne comme « arme symbolique permettant de disqualifier les contradicteurs ou les interlocuteurs récalcitrants »[xxx] ? Les États-Unis ont connu les mêmes pédagogies calamiteuses, une cinquantaine dannées auparavant, car cest au début du xxe siècle que ce pays a connu massification scolaire et erreurs pédagogiques[xxxi]. Il est temps de juger avec un peu dhonnêteté la « rénovation pédagogique »[xxxii], au lieu de sobstiner à transformer « lenseignant » en bouc émissaire, stratégie adoptée aujourdhui par les experts en mesure de diffuser leurs idées auprès du grand public, après avoir influencé les politiques.
La conception pessimiste que Bourdieu sest faite[xxxiii], à travers le thème de lhéritage culturel, de lécole dans sa fonction de reproduction des inégalités sociales, demande au moins actualisation. Ne serait-ce que pour deux raisons : dabord le thème de la « reproduction », comme mise en accusation de lécole, est universellement diffusé après altérations idoines, et cette nouvelle doxa ne fait quenliser lécole dans ses difficultés, dun consumérisme borné jusquà la fabrication de rebelles trop ignorants pour accéder à la compréhension de leurs motifs ; lautre raison est quentretemps, certaines évolutions ont eu lieu, des ZEP à la « rénovation pédagogique », qui méritent dêtre jugées, mais non pas évaluées par ceux-là même qui les ont dirigées.
De laveu de Bourdieu, laccentuation de la fonction conservatrice de lécole nétait quune manière de forcer le trait pour contrarier lillusion doptique alors la plus puissante, ce quil appelait « tordre le bâton dans lautre sens[xxxiv] ». Si la théorie de Bourdieu a tellement marqué les esprits, cest en désenchantant une illusion idéologique des années 60-70, croire que la démocratisation scolaire allait en finir avec linégalité sociale :lécole daujourdhui na pas vocation à ranimer cette illusion sous une autre forme au moment où la société fait exploser les inégalités. Au delà du pessimisme éducatif qui découlait en toute rigueur de la théorie de Bourdieu, au delà des applications ratées voire des récupérations qui en furent faites, cest finalement lanalyse de Boudon qui savère proposer les meilleures solutions pratiques pour agir sur les inégalités scolaires à portée de linstitution
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Bijlage Kritiek op visie van Bourdieu door ex-medewerker Michel Eliard, Bourdieu ou l'héritage républicain récusé, Presses Universitaires du Mirail, 2014, 200 p.
Le sociologue Michel Eliard, aujourd'hui professeur émérite, a été un collaborateur de Pierre Bourdieu durant plusieurs années avant de prendre ses distances avec ce dernier. Dans Bourdieu ou l'héritage républicain récusé, il défend la thèse selon laquelle les travaux de Bourdieu sur la reproduction des inégalités sociales à l'école ont conduit paradoxalement à fragiliser le modèle républicain et ont favorisé l'introduction de politiques néolibérales. Afin d'étayer son propos, l'auteur revient chronologiquement sur plusieurs travaux de Bourdieu portant sur l'institution scolaire et universitaire.
Le premier chapitre intitulé « « Le monde social » selon Bourdieu » s'interroge sur les filiations intellectuelles du sociologue de la reproduction. Si Michel Eliard se questionne sur la continuité avec Durkheim ou Weber, c'est surtout le rapport à Marx qui lintéresse. L'auteur, qui lui-même met en avant ses proximités avec le rédacteur du Capital, récuse les lectures qui font de Bourdieu, un néo-marxiste. Ce dernier n'a eu selon lui de cesse que de se distinguer de Marx. La place qu'occupe la notion de « champ » prendrait le pas sur l'analyse en termes de classes sociales. Il reproche en outre à Bourdieu avec la notion de « violence symbolique » de nier la possibilité d'auto-émancipation des dominés puisque ceux-ci sont conduits à consentir à leur propre domination.
Le deuxième chapitre, « il y a cinquante, les Héritiers » revient sur le premier ouvrage que Pierre Bourdieu a consacré à la reproduction des inégalités sociales à l'école. Michel Eliard relativise la portée de cet ouvrage. L'enquête s'est appuyée sur une population trop particulière, des étudiants de philosophie et de sociologie, pour pouvoir tirer des conséquences générales sur la distinction entre héritiers et boursiers, mais également sur la place du capital culturel dans la réussite scolaire.
Si l'ouvrage a eu un retentissement important en Mai 68, de l'aveu de Bourdieu lui-même, il ne faisait que reprendre des éléments largement connus des sociologues. Ce chapitre fournit l'occasion à l'auteur de revenir sur un débat de fond concernant les effets du capital culturel familial sur la réussite scolaire. Michel Eliard récuse la pertinence de considérer la culture comme un capital au même titre que le capital économique. Pour lui, les inégalités sociales tiennent avant tout à l'inégalité économique.
L'école ne reproduit pas ces inégalités, mais elle agit au contraire comme un correctif par l'accès à la culture qu'elle permet. Afin d'étayer sa position, Michel Eliard s'appuie sur les travaux de Bernard Lahire sur les réussites et les échecs scolaires paradoxaux par rapport à l'origine socio-économique des élèves. Enfin, l'auteur voit dans certains passages des Héritiers un appel à la pédagogie différenciée qui selon lui a conduit à remettre en question l'exigence d'égalité dans les objectifs que doit se donner l'institution scolaire indépendamment de l'origine sociale des élèves. Le troisième chapitre, « La reproduction, procès de l'école républicaine » se concentre sur la critique que Bourdieu effectue de la méritocratie et du jacobinisme scolaire. Michel Eliard reproche à Bourdieu de s'attaquer au lien entre diplôme et qualification professionnelle. Contre la notion de compétence issue du management du capital humain, l'attachement aux qualifications permet de garantir un statut préservant les conquêtes sociales.
Le quatrième chapitre, « La révolution française n'a pas eu lieu » revient sur l'ouvrage de Bourdieu, La noblesse d'Etat. En faisant usage de la notion de « noblesse » pour désigner ceux qui doivent leur statut social au système des grandes écoles et des concours, Bourdieu est conduit à soutenir la thèse d'une continuité entre l'ancien régime et la période post-révolutionnaire. L'institution scolaire qui émerge à la Révolution française n'aurait pas une fonction de démocratisation de la société, mais de classification et de hiérarchisation sociale.
Le chapitre cinq - « Bourdieu devient un expert » - revient sur les deux rapports officiels visant à réformer le système scolaire dont Bourdieu a été l'auteur en 1985 et 1989. Michel Eliard résume les principaux points contenus dans ces documents. Il reproche au sociologue devenu expert d'avoir promu le principe de l'évaluation des enseignants. Or cette culture de l'évaluation a été par la suite mise en uvre à grande échelle par des organismes internationaux tel que l'OCDE avec par exemple les études PISA dont l'auteur fait la critique. Le sixième chapitre « Sur l'Etat et la lutte des classes » sintéresse à une série de cours au Collège de France publiée en 2011. Cela redonne l'occasion à l'auteur de revenir sur le rapport de Bourdieu à Marx et l'analyse que Bourdieu effectue de l'Etat en termes de champ.
Le septième chapitre « Retour à la philosophie, Bourdieu pascalien » porte sur la filiation intellectuelle entre Pascal et Bourdieu telle qu'elle s'exprime dans Les Méditations pascaliennes. Michel Eliard met en relief la critique de l'universalisme des Lumières présent chez Bourdieu. En définitive, cette filiation viendrait confirmer le pessimisme de Bourdieu quant aux capacités d'émancipation des dominés.
Dans le huitième chapitre « La « grande république scolaire », « république des boursiers » », l'auteur expose sa vision de l'histoire de l'école républicaine. De manière générale, il est conduit à revaloriser la portée de l'oeuvre de démocratisation qu'à produit cette institution en permettant à la grande majorité des enfants de la population ouvrière et paysanne d'accéder à l'instruction élémentaire, par le système des bourses de pouvoir connaître une promotion sociale ou encore l'existence d'un enseignement professionnel assurant une qualification indépendante du patronat.
Le dernier chapitre, « Une continuité chez Bourdieu, la critique des diplômes », permet à l'auteur d'approfondir la thématique déjà évoquée de l'importance selon lui de la qualification, en particulier dans l'enseignement professionnel, comme moyen de garantir un statut collectif et d'éviter une individualisation des carrières qui face à un rapport salarial inégalitaire ne permet plus à l'individu de se prévaloir de droits collectifs.
En conclusion, l'auteur résume sa position « le mouvement ouvrier considérait l'accès au savoir comme un moyen d'émancipation sociale et non de conservation de l'ordre établi. Transformer l'institution scolaire en instrument d'inculcation idéologique et de légitimation de la domination sociale c'est nier, non seulement cette histoire, mais aussi la capacité de la classe ouvrière d'arracher des conquêtes et de s'émanciper elle-même » (p.194). L'ouvrage s'achève sur un jugement fort sévère à l'encontre de l'oeuvre de Pierre Bourdieu : « on y rencontre de beaux paysages, mais pour l'émancipation, il ne mène nulle part » (p.194).
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