Remarques sur la critique actuelle du paradigme
disciplinaire, par Alain Firode Revue Shkole France
Publié le 13 février 2018
I - La légitimité épistémologique du paradigme disciplinaire
Le chapitre VII du Rationalisme appliqué souvre par cette
question : « Lidée de déterminer des régions distinctes dans lorganisation
rationnelle du savoir est-elle saine ? »[3]. Le problème posé, en dautres
termes, est celui de la pertinence de lapproche disciplinaire des savoirs dans
le domaine de la recherche scientifique : la tendance à la spécialisation
est-elle féconde ? Est-elle conforme à la dynamique du progrès scientifique
contemporain ? La réponse que Bachelard apporte à ces questions, comme nous
allons le voir, est radicalement affirmative. Reste bien évidemment à
comprendre les raisons qui lont conduit à cette conclusion.
La discipline comme « corps de concepts »
Commençons, pour cela, par préciser la notion même de
discipline, telle quelle se présente dans lépistémologie bachelardienne. Une
« discipline », au sens le plus général du terme (à la fois scolaire et
scientifique), désigne pour Bachelard un corps de connaissances organisées
possédant une forme dautonomie et didentité propres (autonomie méthodologique,
autonomie conceptuelle, autonomie de ses modes de validation). Le principe qui
confère une telle autonomie à un ensemble de connaissances ne réside pas dans
les « objets de première phénoménologie »[4] : le domaine du savoir, selon
Bachelard, nest pas (ou ne devrait pas être) structuré en fonction des
divisions qui préexistent à leffort de connaissance et découlent de notre
rapport naturel et spontané au monde (il ny a pas de sens, dun point de vue
bachelardien, à parler des « sciences de la vie », de « la terre », de «
lhomme » etc.). Lidentité disciplinaire dun savoir, pour Bachelard, découle
entièrement de son organisation structurelle et conceptuelle : une région du
savoir sautonomise dès lors que les notions quelle met en uvre forment ce quil
appelle un « corps de concepts, c'est-à-dire un ensemble de concepts qui se
définissent corrélativement »[5]. La théorie de lélectricité, la mécanique
newtonienne, par exemple, constituent autant de disciplines parce que leurs
concepts respectifs sorganisent en systèmes autonomes au sein desquels ils se
définissent les uns par les autres (ainsi, en mécanique newtonienne, la force
se définit-elle au moyen dune « triangulation notionnelle »[6], par le produit
de la masse par laccélération : F = M dv/dt).
Ces structures conceptuelles autonomes, qui assurent
lidentité dune discipline, valent par ce que Bachelard appelle leur «
puissance dorganisation » : elles permettent à un savoir dacquérir le degré
de systématicité quexige la scientificité. Une science en effet nest pas une
collection de faits bien mais un enchainement de propositions « apodictiques »
(démontrables) logiquement dépendantes les unes des autres. Il sensuit que la
production dun savoir à prétention scientifique, quel que soit le domaine
considéré, ne peut avoir lieu, selon Bachelard, quau sein dun système
théorique clos, organisé autour dun « corps de concepts » autonome. Bref, au
sein dune « discipline » clairement identifiée.
La discipline comme « manière de penser »
Ces premières remarques suffisent sans doute à justifier les
disciplines dans leur rôle de structures productrices de connaissances
scientifiques. Elles ne permettent pas encore de comprendre, toutefois,
pourquoi lorganisation disciplinaire, selon Bachelard, nest pas seulement
nécessaire mais encore suffisante. Comment expliquer que lauteur du
Rationalisme appliqué envisage la fragmentation du travail scientifique en
domaines autonomes sous un jour exclusivement positif ? Ne peut-on lui objecter
que cette fragmentation, tout en étant nécessaire, implique toutefois pour le
chercheur un risque denfermement dans les cadres plus ou moins étroits de sa
propre spécialité ?
Cette crainte, selon Bachelard, provient dune
méconnaissance du véritable esprit de spécialité, lequel ne produit nullement,
contrairement à ce quon croit souvent, une intelligence « mono-adaptée »[7],
enfermée dans la considération dune seule région du réel. Pour Bachelard il y
a au contraire une souplesse naturelle et intrinsèque de la pensée spécialisée
qui tient à son caractère formel et hautement abstrait. La fréquentation
assidue dune science, chez le spécialiste qui a passé de longues années à la
pratiquer, conduit en effet à la formation progressive d« une manière de
penser »[8] libérée de la considération dun objet particulier. La théorie de
lélectricité débouche ainsi sur ce que Bachelard appelle un « électrisme »,
une « façon de voir les choses à la manière dun théoricien de lélectricité »
dont il dit quelle pourrait théoriquement « devenir une manière universelle de
penser »[9]. Cest en quoi une discipline savère intellectuellement formatrice
: elle ne constitue pas seulement une structure logique, conceptuelle : elle
devient dans lesprit de celui qui la pratique en profondeur un style vivant de
pensée applicable à tout. Etudier la mécanique rationnelle, la théorie
électrique etc., ce nest donc pas seulement apprendre des résultats, ni même
des démonstrations : cest apprendre à penser dune certaine façon, cest
entrer dans une école de pensée. Faire de la thermodynamique, de lélectricité
etc. cest apprendre à avoir une « vision thermodynamique, une vision
électricienne » etc. du monde. Etant entendu que cette orientation conceptuelle
du regard, pour Bachelard, nest pas le signe dun enfermement dans des bornes
mentales quelconques, mais au contraire un facteur de créativité et
dinvention. Cest ainsi quil arrive fréquemment, dans lhistoire des
sciences, que des découvertes dimportance soient dues à lappréhension dun
objet ou dun problème à laide dun point de vue qui lui est
traditionnellement étranger : par exemple, si Torricelli parvient à lidée de
pression atmosphérique, cest quil voit une « balance » dans les fontaines
florentines (la colonne deau étant équilibrée par la colonne dair) : il pense
« en mécanicien » formé à la statique archimédienne et pas en physicien, formé
à la physique aristotélicienne. Autre exemple : la notion acoustique «
dimpédance », si féconde dans lanalyse des phénomènes vibratoires mécaniques
(comme le son), qui provient à lorigine de létude des courant alternatifs en
électricité. Une fois encore, cest parce que létude spécialisée dune branche
du savoir - la théorie électrique - débouche sur un mode de penser applicable à
toute sorte dobjets - l« électrisme »
- que peuvent avoir lieu des échanges interdisciplinaires féconds.
Le « rationalisme intégral »
On comprend, par ce qui précède, que le plaidoyer
bachelardien en faveur des disciplines ne condamne pas par avance toute idée dinterdisciplinarité.
Il serait plus juste de dire quil débouche sur une certaine conception de
linterdisciplinarité, assez différente, comme nous allons le voir, de celle
que promeuvent ordinairement les partisans contemporains de
linterdisciplinarité.
Sil ny a pas de rationalisme « général », en effet, il y a
toutefois pour Bachelard un rationalisme quil qualifie d« intégrant » ou d«
intégral »[10]. Ce caractère « intégrant » du rationalisme scientifique se
marque par le fait que la dynamique du progrès scientifique, en particulier
dans la période contemporaine, tend à rapprocher des régions du savoir quon
croyait jusqualors distinctes (cf. par exemple le rapprochement de la chimie
et de la biologie dans la biochimie, de la physique et de la chimie dans la
chimie moléculaire etc.). Or ces rapprochements de domaines ne proviennent
nullement dun processus de déspécialisation des recherches : au contraire
lhistoire des sciences, comme le souligne Bachelard, montre quils proviennent
presque toujours dune spécialisation accrue dans chacun des deux domaines
auparavant conçus comme étrangers (par exemple, cest parce que la théorie de
lélectron « lélectronique » sest constituée comme une branche autonome
de la physique que la chimie sest interconnectée à la physique, par la mise en
évidence de la relation entre les propriétés chimiques des éléments et le
nombre délectrons de valence sur la dernière couche électronique de latome).
Ce quon peut encore exprimer du point de vue de la logique du concept en
disant quen science, contrairement à ce qui se passe pour la connaissance
empirique commune, « lextension et la compréhension loin dêtre inverses lune
de lautre [sont] en quelque manière proportionnelles »[11] : un concept se
spécifie (gagne en détermination) en sétendant (en augmentant son extension)
de même quil sétend en se spécialisant. Le savoir scientifique, autrement
dit, devient dautant plus englobant quil devient spécialisé.
Le « trans-rationnel »
On voit donc que Bachelard na nullement méconnu le souci de
linterdisciplinaire, mais cet interdisciplinaire (ce quil appelle le «
trans-rationnel ») selon lui ne satteint pas « en éliminant les structures
»[12]. Pour parvenir à trouver du commun, il faut « tout au contraire [
] multiplier
et [
] affiner les structures »[13], c'est-à-dire augmenter le degré de
spécialisation et de parcellisation des savoirs. Le trans-rationnel se
construit à partir de lapprofondissement des structures propres à chacun des
savoirs régionaux. Doù il suit que la spécialisation disciplinaire nest pas
pour Bachelard ce qui nous écarte du réel conçu comme un tout concret, mais au
contraire ce qui nous en rapproche au fur et à mesure quelle dégage des
correspondances structurelles toujours plus fines entre les différentes régions
du savoir.
Dans le Rationalisme appliqué, Bachelard développe assez
longuement un exemple simple de ces « échanges »[14] interdisciplinaires :
celui qui a lieu entre la mécanique rationnelle et la théorie de lélectricité.
La comparaison entre léquation de la dynamique F = M dv/dt et léquation qui
formalise, en électricité, la relation entre la force électromotrice E et « un
courant i circulant dans une bobine de self induction L » (soit E = Ldi/dt)
établit lexistence dune « correspondance fonctionnelle »[15] entre le
coefficient L dauto induction en électricité et la quantité M dans léquation
dynamique. Dans les deux cas, le signe algébrique désigne une grandeur qui
soppose au changement (aux variations du courant électrique ou aux variations
de laccélération dans le cas de la mécanique), bref une forme dinertie qui
transcende la notion dinertie purement mécanique. Lauto-induction peut ainsi
être comprise comme une sorte d« inertie électrique »[16].
On aurait tort de considérer ce type de rapprochement comme
un jeu formel et accessoire. Il sagit, comme le dit Bachelard, dun «
bilinguisme essentiel » qui produit un enrichissement mutuel du sens des
concepts : « Lintuition mécanique » se trouve éclairée et enrichie par «
lintuition électricienne » et inversement[17]. Parce quelle génère une force
de suggestion pour la formulation de nouvelles hypothèses ou pour la résolution
de nouveaux problèmes, la saisie de ces correspondances inter-rationnelles est
absolument nécessaire à la maîtrise et à lassimilation authentique dune
science : on parle dautant mieux le langage de sa propre discipline, on
comprend dautant plus profondément le sens de ses théorèmes, quon est
conscient des correspondances structurelles quelle entretient avec dautres
disciplines (de même quon parle dautant mieux sa propre langue, comme lavait
noté Goethe, quon maîtrise aussi une langue étrangère)[18].
On voit donc, dune manière générale, que
linterdisciplinaire, tel que le conçoit Bachelard,procède dun
approfondissement de la logique disciplinaire, non de sa correction. Cest en
entrant toujours plus profondément dans la logique de sa propre discipline
quon souvre au dialogue avec dautres disciplines, quon fait des « ponts ».
Le disciplinaire, pourrait-on dire, est intrinsèquement et naturellement
pluridisciplinaire. Cest pourquoi les sciences susceptibles de donner lieu à
une recherche ou à un parcours universitaire « pluridisciplinaire », si lon
suit Bachelard, devraient être choisies en fonction de leur proximité
structurelle, de manière à ce que le chercheur (ou létudiant) puisse
développer ce « multilinguisme » fécond que supposent les échanges entre les
domaines du savoir. Il ne sagirait donc nullement, contrairement à ce que lon
voit dans la plupart des formations ou des recherches dites «
pluridisciplinaires », de mettre ensemble des connaissances en raison de leur
complémentarité pour penser ou résoudre telle ou telle question ou problème
pratique (ou social), telle ou telle « question vive ».
Ces analyses, on le voit, conduisent Bachelard à distinguer
entre une bonne et une mauvaise interdisciplinarité. Il y a une mauvaise façon
de relier entre elles les régions du savoirs, génératrice de « vésanies » et de
confusions, qui consiste à connecter différents domaines sans passer par les
correspondances structurelles, dordre formel et algébrique[19]. Pour que les
correspondances « transrationnelles » soient légitimes, il importe quelles
soient effectuées « dans la zone de la pensée surveillée, au point où ces
correspondances opèrent discursivement dans une rationalité algébrique précise
»[20]. On peut voir dans ces lignes une critique anticipée de ce que les
théoriciens de la complexité, tel E. Morin, appelleront la « pensée reliante ».
Pour Bachelard, la tendance à rapprocher, à « faire des ponts » comme on dit,
nest pas en elle-même une valeur intellectuelle : celle-ci ne vaut que si elle
est « surveillée », et elle nest telle quà la condition de sappuyer sur des
correspondances algébriques ou, à tout le moins, abstraites et structurelles.
Le « tonus » de la pensée spécialisée
On comprend, pour toutes ces raisons, que Bachelard sétonne
du procès quà son époque, déjà, on intente à la spécialisation : « nous
pouvons justement nous étonner, dit-il, quon désigne un tel effort de
connaissance que réclame la spécialisation comme un effort abstrait, sans vie,
hors de la vie »[21]. Bachelard reconnaît que la figure du spécialiste, quand
on considère les choses de lextérieur, en spectateur et en fonction des
valeurs sociales usuelles, puisse avoir quelque chose de déconcertant :
comment, se demande-t-on, « justifier la partialité de lintérêt de
connaissance, intérêt qui non seulement fait choisir au sujet un secteur
particulier mais surtout qui fait persister le sujet dans son choix »[22].
Comment expliquer quon puisse sintéresser, parfois toute sa vie durant, à un
secteur très régional et spécialisé de la connaissance ? Comment peut-on
vouloir être un « spécialiste » ? Mesurée aux valeurs sociales courantes, la
spécialisation apparaît forcément comme une mutilation, comme une sorte de
monomanie pathologique. Aussi ne peut-elle se comprendre et se légitimer que si
on la juge à laune des « valeurs de la science ». Il est en effet un trait
propre à lesprit scientifique qui ne peut se réaliser que dans la
spécialisation : ce que Bachelard appelle son « tonus » ou encore sa « vivacité
»[23]. Lactivité rationaliste, dans lépistémologique bachelardienne, porte
avec elle une exigence « polémique », en tant que toute connaissance
authentiquement scientifique est dirigée « contre », en tant quelle impose une
rupture constamment réeffectuée avec la pensée commune. De là le caractère «
turbulent et agressif »[24] et pour ainsi dire violent de la connaissance
scientifique, sa « vigueur ». Or pour Bachelard seule « la pensée spécialisée
est une pensée polémiquement sûre »[25]. Elle seule possède un authentique
pouvoir de rupture. Doù il faut conclure que « régionaliser lesprit, ce nest
pas le restreindre. Il est total dès quil est vif. Sa totalité est fonction
directe de sa vivacité »[26].
II - La légitimité pédagogique du paradigme disciplinaire
Cette conclusion en faveur de lapproche disciplinaire des
savoirs ne se limite chez Bachelard pas au domaine de la recherche. Elle vaut
également, comme nous allons le voir maintenant, pour ce qui concerne la
question pédagogique de la formation scientifique.
Le rôle formateur des savoirs (I) : la raison comme produit
des savoirs
Sur ce point, la pensée bachelardienne reprend à son compte,
quoique sur des bases épistémologiquement nouvelles, lidée classique selon
laquelle la pratique dune science particulière (telle que la physique, la
chimie, les mathématiques etc.) contribue en profondeur à la formation générale
de lesprit de lélève. Cette conclusion découle, en premier lieu, de lanalyse
que lépistémologie bachelardienne propose de la rationalité. Selon Bachelard,
en effet, lillusion fondamentale, qui masque le rôle intellectuellement
formateur des savoirs constitués, est la croyance « à une raison constituée
avant tout effort de rationalité »[27]. Bref, la croyance à une naturalité de
la raison. Bachelard remarque à ce propos que si larithmétique venait à se
révéler logiquement contradictoire, cest la logique et donc la raison quon
corrigerait, pas larithmétique ![28] Autrement dit, les normes de la pensée et
du pensable, auxquelles obéit ce quil est convenu dappeler notre raison, sont
produites par les savoirs constitués, elles sont dépendantes de létat
historique des connaissances. Cest pourquoi il y a des « événements de la
raison »[29], voire des « révolutions spirituelles »[30]. Bref, une historicité
de la raison. Dun point de vue phylogénétique et historique, la Théorie de la
Relativité, la Mécanique Quantique, par exemple, ont transformé la raison
humaine, et donc, aussi, lespèce humaine : « par les révolutions spirituelles
que nécessite linvention scientifique, lhomme devient une espèce mutante
»[31]. Il en va de même, de façon plus modeste, au niveau ontogénétique et
individuel : lapprentissage de larithmétique élémentaire constitue une «
révolution de lesprit » pour le petit enfant, une modification en profondeur
de ses modes généraux de pensée. Les savoirs objectifs, par conséquent, ne sont
pas pour Bachelard de simples contenus qui viendraient « remplir » des cadres
intellectuels constitués indépendamment deux (ou de simples conséquences qui
viendraient réaliser les potentialités que ces structures mentales recèleraient
déjà en elles-mêmes, comme on le voit chez Piaget par exemple) mais des
principes constitutifs et formateurs des processus de penser que le sujet met
en uvre. Doù il suit que la rationalité nexiste que sous forme régionale et
historique, en fonction des savoirs constitués et de leur histoire culturelle.
Si la raison nest rien sans les disciplines, sans les savoirs objectifs
constitués en systèmes autonomes, cest en définitive quelle ne leur préexiste
pas : cest quelle est leur effet.
Le rôle formateur des savoirs (II) : apprendre à « penser
contre »
Létude dune science déterminée, par conséquent, ne confère
pas à lélève une capacité préparant sa future formation de « spécialiste ».
Elle produit, pour reprendre le terme utilisé par Bachelard, un effet de «
culture » valable quelle que soit la destinée future de lélève. La formation
acquise par la pratique des sciences, autrement dit, nest pas une formation de
type technique et professionnelle : elle relève de la formation ditegénérale
(cf. la communication de Cracovie « Valeur morale de la culture scientifique
»[32]). Cette généralité de la culture scientifique, telle que lentend
Bachelard, ne doit pas être confondue avec lidée dune quelconque «
transversalité » des aptitudes acquises par la pratique et létude dune
science. La notion problématique de « compétence transversale » désigne, comme
sait, lidée dune habileté intellectuelle acquise à loccasion de la pratique
dune science, mais qui ensuite ne conserverait plus rien du savoir dont elle
est extraite (par exemple la capacité à formuler des hypothèses, à
problématiser etc.). Or il ny a rien de tel, chez Bachelard, que ces sortes
dhabiletés intellectuelles pour ainsi dire « nues ». Il ny a pas de «
rationalisme général »[33] (pas plus quil ny a de « discours de la méthode »
en général) seulement des « rationalismes régionaux », des « façons de penser »
liées à lexercice de telle ou telle science historiquement déterminée. Si la «
culture scientifique » peut néanmoins à bon droit être dite « générale », cest
en raison de la nature « polémique » que lépistémologie bachelardienne, nous
lavons déjà dit, confère à la rationalité : cest quune science constituée
(la chimie, la physique, la biologie
) nexiste
pour Bachelard que dans son opposition à lopinion et que penser, quel
que soit lobjet sur lequel porte notre réflexion, consiste toujours à « aller
contre » (aller contre la force des « entrainements premiers », leur dire « non
»). Telle est, en dernière analyse, la raison profonde pour laquelle létude
dune science déterminée, prise dans sa particularité méthodologique, cultive
lesprit en général : parce quelle nous fait saisir, en acte, lexpérience
constitutive de toute rationalité qui est dinhiber discursivement la
connaissance commune. Par où lon voit que, pour Bachelard, leffet de culture
résultant de létude dune science nest pas générale en dépit du caractère
particulier de cette science, en dépit de son caractère spécialisé, mais au
contraire en raison même de celui-ci. Cest ainsi qu« on fait la preuve quon
pense comme un esprit quelconque en se référant à un objet particulier »[34].
Ajoutons, pour finir sur ce point, que cette dimension
formatrice, source de « culture générale » est perdue toutes les fois que
lenseignement dune discipline ne restitue pas ce moment de rupture,
dopposition polémique qui fait la vie de la pensée (toutes les fois que
lélève ne participe pas « à une émergence »). Cest là, pour Bachelard, ce qui
explique le défaut de sens qui affecte fréquemment lenseignement des
disciplines à lécole. Contrairement à ce quon prétend souvent, par
conséquent, celui-ci ne provient pas de ce quon manquerait de faire contribuer
les savoirs, par le biais dune approche « pluridisciplinaire », au traitement
de tel ou tel problème « pratique » ou à celui de telle ou telle « question
vive » et « citoyenne ». Doù il suit que le défaut de lenseignement disciplinaire
traditionnel, selon Bachelard, impose sans doute une réforme des méthodes
pédagogiques, mais aucunement une correction ou un remplacement de lapproche
disciplinaire par une quelconque approche « pluridisciplinaire ».
Conclusion
Que conclure, concernant lorganisation disciplinaire des
savoirs (savants et scolaires), au terme de ce rapide détour par
lépistémologie bachelardienne ? A tout le moins que la critique de lapproche
disciplinaire ne peut être considérée comme un « allant de soi ». Quon ne
peut, sans avoir à se justifier longuement et précisément, utiliser des
expressions péjoratives telles que « carcan disciplinaire », « enfermement
disciplinaire » etc. Il est vrai, sans
doute, que la défense du modèle disciplinaire ne repose pas toujours sur des
arguments solides. Il arrive, bien évidemment, quelle soit le fait de
spécialistes (enseignants ou chercheurs) qui fétichisent et naturalisent
illusoirement lobjet de leur spécialité, au point de croire que lintérêt et
limportance de son étude vont deux-mêmes et sont pour ainsi dire éternels
[35]. Pour autant, on se gardera den conclure que cette attitude de repli
serait fatalement au fondement de toute tentative visant à défendre et à
légitimer le paradigme disciplinaire. La lecture de Bachelard la montré : il y
a des raisons épistémologiquement et philosophiquement consistantes qui
plaident en faveur du modèle dorganisation disciplinaire des savoirs. Des
raisons qui, à tout le moins, mériteraient dêtre davantage prises en compte et
discutées par les promoteurs actuels de linterdisciplinarité.
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