Source : Le Monde du 28.08.2015
École primaire : la fabrique des dyslexiques
Réapprendre à lire. De la querelle des méthodes à laction pédagogique,
de Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Seuil, Liber, 352 p., 22 .
de Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Seuil, Liber, 352 p., 22 .
Professeur en sciences de léducation, Sandrine Garcia signe, avec Anne-Claudine Oller, Réapprendre à lire. Cette enquête sur lacquisition de la lecture met en cause les méthodes actuelles, pourtant issues dune volonté de contrecarrer la reproduction sociale. Cette charge sévère et argumentée, donnée par une universitaire qui a travaillé avec Pierre Bourdieu, est inattendue et à méditer.
Sandrine Garcia, en quoi a consisté votre enquête ?
Nous avons entrepris un travail de trois ans dans une école de ville moyenne. Nous avons vite constaté que la meilleure façon de résoudre les difficultés dapprentissage nest pas nécessairement demprunter des chemins différents, comme le prescrit une forme dominante de pédagogie différenciée, mais dinvestir plus de temps dans lentraînement. Notre observation a mis en évidence que, malgré des enseignants excellents et très investis, lexistence de deux professionnels du Rased (réseau daide spécialisé aux élèves en difficulté) et nos propres efforts (nous participions, la première année, aux dispositifs de soutien pour les élèves en grande difficulté), les résultats étaient décevants. La méthode de lecture utilisée par les enseignants, méthode très courante, reposait en grande partie sur des « devinettes », un système déductif qui mettait en échec beaucoup denfants, des mots à mémoriser par cur (alors que certains élèves nont pas à cet âge la mémoire suffisante pour le faire) et des syllabes explicitement enseignées.
Quavez-vous proposé ?
Nous avons recommandé, pour lensemble des élèves, une méthode dite explicite dapprentissage de la lecture grâce à laquelle tous les élèves maîtrisaient les relations entre les graphèmes et les phonèmes (lettres et sons). Tous les éléments permettant le déchiffrage étaient explicitement enseignés. Pour les dix élèves les plus faibles, un renforcement a été instauré, une fois par semaine, à partir du manuel de la classe : ils étaient entraînés en petits groupes (trois par adulte), à établir les relations graphèmes-phonèmes, à la fois en décodant (déchiffrage) et en encodant (écriture). Le fait de savoir déchiffrer facilitait considérablement lécriture. Lenseignement dit explicite nous est apparu profitable à tous les élèves, mais tout de même souvent insuffisant pour une partie dentre eux. Apprendre le revers au tennis ne veut pas dire savoir le faire en action, sans entraînement : de même, une fois le déchiffrage acquis, il faut sentraîner à lire pour obtenir de la fluidité. [Note personnelle : Contrairement à ce qui semble être affirmé, lentraînement jusquau surapprentissage est un élément fondamental de lEnseignement Explicite, tel quil a été défini par Barak Rosenshine.] À la fin de lannée, avec ce dispositif, tous les élèves savaient lire tout en comprenant et surtout sans ânonner péniblement. Cest la première étape, celle quil ne faut pas brûler, surtout pour les élèves, nombreux, qui nont pas appris à lire chez eux ou qui ne sont pas les plus disposés socialement.
Le succès repose donc sur la répétition et lentraînement ?
Oui. Sur lenseignement explicite et sur lentraînement renforcé de certains élèves et ce, dès le début de lannée, avant que les difficultés ne se cristallisent. Lidée était surtout de ne pas produire une catégorie délèves nécessitant un enseignement spécifique, souvent en abaissant les attentes, au nom de la pédagogie de la réussite. Les élèves qui échouent ne sont pas dune autre nature que les autres : ce sont simplement des élèves qui ont besoin de plus dexplicitation et dentraînement pour arriver à une lecture fluide, parce quils ont peut-être grandi dans un milieu où certaines aptitudes étaient moins sollicitées. On reprenait le manuel et on les faisait beaucoup répéter. Cest tout simple ce qui ne veut pas dire facile , mais efficace.
Pourtant, on préfère souvent mettre en avant les perturbations psychologiques supposées ou réelles de ces enfants, ce qui conduit à un évitement du travail scolaire et à un renforcement des inégalités. À force déviter lenseignement explicite et lentraînement (nous insistons encore sur cette dimension), on fabrique des dyslexiques.
Dernier point important : nous avons transmis aux parents des élèves qui étaient pris en renforcement des techniques daccompagnement à lapprentissage, que dautres parents connaissent et utilisent. Là aussi afin que les écarts ne se creusent pas entre les familles.
Peut-on échapper au clivage républicains à lancienne contre modernes pédagogues ?
Nous ne nous reconnaissons pas dans ce débat. Nous avons seulement constaté que le dispositif testé améliorait, et pas seulement dans le court terme, les aptitudes à lire de tous les élèves, les moins avancés et les autres. Lapprentissage de la lecture a été excessivement politisé et repose sur des croyances que lon ne peut remettre en cause sous prétexte quelles ne seraient pas conformes au progressisme politique tel que défini par des acteurs qui sen considèrent comme les dépositaires. On aboutit à ce constat que le progressisme nest pas toujours associé à ce qui fait progresser les élèves, mais à ce qui a été construit et imposé comme « pédagogiquement de gauche ». Limpensé de tout cela, cest la multiplication des situations de handicaps et la généralisation de la mainmise du milieu médical sur lécole, ce qui pourrait nous interroger.
Propos recueillis par Julie Clarin