Kritiek op Illichiaanse onderwijsvisie van Michel Serres -zoals die onlangs geprezen werd in het VRT-programma 'Voordeel van de twijfel' met als suggestieve titel: Laat je ontwikkeling nooit door school belemmeren
In het VRT-programma 'Voordeel van de twijfel' over het onderwijs werd - tot onze ergernis - veel sympathie getoond voor de Illichiaanse en ontscholende onderwijsvisie van de filosoof Michel Serres. Zijn centrale gedachte luidt: "nul besoin désormais décole, ni de maîtres, ni même dacte de transmission, puisque tout le savoir est aujourdhui immédiatement disponible" ....
In 2007 richten we met Onderwijskrant de actiegroep 'O-ZON' (onderwijs zonder ontscholing) op om de ontscholing en de ermee verbonden niveaudaling te bestrijden. We vinden dan ook dat visies en voorstellen à la Michel Serres ten zeerste bekritiseerd moeten worden. We formuleren nu al een kritiek die verscheen in het Franse tijdschrift 'Skhole'. Hierin wordt uitvoerig aangetoond dat " la perspective « illitchienne » de M. Serres dune société où règneraient les processus d« auto-éducation » et d « inter-éducation » entre pairs, et où auraient disparu maîtres, disciplines et écoles - voire éducateurs et parents - ne saurait être autre chose quune abstraite utopie."
We citeren de belangrijkste passage. Léducation se résume-t-elle à donner accès à des informations ?
Sur la base de sa conception anthropologique de lhistoire humaine comme extériorisation technique, la partie centrale du livre de M. Serres est plus particulièrement consacrée à lécole, et le philosophe y développe un propos radical, dont les conclusions peuvent faire penser, paradoxalement[15], au projet dIvan Illitch dune société « déscolarisée », utopie qui serait désormais réalisable par le truchement des nouvelles technologies : au fond, pour Serres, lécole - voire léducation elle-même, du moins telle quon la connue jusquici - na enfin plus lieu dêtre, et peut laisser place à une libre circulation dinformations et de compétences entre pairs.
En quelques pages, le raisonnement de Serres liquide un à un les éléments constitutifs de lenseignement : nul besoin désormais décole, ni de maîtres, ni même dacte de transmission, puisque tout le savoir est aujourdhui immédiatement disponible, extériorisé dans des bases de données numériques et accessible en permanence par le réseau. Ainsi, M. Serres écrit p. 21 : « Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, cest fait. (
) Dune certaine manière, il est toujours et partout déjà transmis. » A la limite, il nest même plus besoin de lapprendre, de lintérioriser pour le connaître, puisquil suffit den disposer virtuellement, de pouvoir sy connecter quand on en a besoin ; et la tête, qui a ainsi moins que jamais besoin dêtre « pleine » na même plus besoin dêtre « bien faite », dans la mesure où, selon Serres, les principales facultés de lesprit (mémoire, imagination et même raison) peuvent être désormais entièrement déléguées aux machines externes qui les assurent de manière toujours plus efficace[16].
Que peut-il bien rester dans cette tête ainsi vidée non seulement de son contenu mais aussi de ses facultés ? Lessentiel, selon Serres : « lintelligence inventive » ou « lintuition novatrice et vivace », concepts qui restent cependant bien flous dans le livre[17], car le philosophe ne prend pas la peine au passage de les définir ni même de les illustrer
En tout cas, lextériorisation objectivée des connaissances et des opérations cognitives étant considérée comme complète et achevée, la tâche éducative na plus ni objets (la « fin de lère du savoir », des disciplines organisées en « sectes » et du livre étant annoncée[18]), ni sujets (les enfants devant être désormais « présumés compétents »[19]), ni agents (les « porte-voix » quétaient les maîtres jusqualors nayant plus rien à dire ni personne pour les écouter : « fin de lère des experts »[20]), et les dispositifs institutionnels de la transmission de la mémoire sociale (les « cavernes » prisons que furent les écoles et les universités[21]) nont plus quà disparaître, enfin.
Or un tel « raisonnement » nest tenable quau prix dun extraordinaire réductionnisme. Supposons tout dabord que léducation scolaire nait pour seul rôle que dassurer la transmission des connaissances humaines : on ne peut en conclure que les nouvelles technologies rendent caduque la fonction dune institution dédiée à cette tâche quà la condition didentifier celle-ci aux seules fonctions de stockage et de diffusion dinformations, et de réduire les questions dapprentissage à des problèmes daccès et de communication.
Or, transmettre une culture nest pas seulement enregistrer de multiples données et sassurer de leur disponibilité : cest, beaucoup plus largement et profondément, assurer lhéritage de certaines « traditions » déterminées de pensées, de pratiques, de goûts et même de valeurs, portées par des « uvres » du passé, non pour les reproduire à lidentique ou les sacraliser, mais pour permettre leur reprise, leur prolongement, leur critique, et même leur dépassement[22]. Mais dans louvrage de Serres, le terme de transmission est pour ainsi dire pris à la lettre, au sens de moyen de liaison quil prend dans le monde des télécommunications. Corrélativement, pour nous, connaître nest pas seulement pouvoir sinformer ou se renseigner, encore moins avoir simplement « accès » à des contenus, mais être en mesure de sy orienter pour se les approprier et en profiter, ce qui requiert des conditions : cest pourquoi il est généralement nécessaire dêtre formé pour apprendre et savoir, non pas au sens dune passive acquisition, mais dune authentique assimilation qui ne peut être pensée sur le modèle dune pure et simple « connexion ».
Contrairement à ce que prétend Michel Serres, par exemple, les moteurs de recherche sont encore bien loin de permettre à eux seuls de nous orienter efficacement dans la masse toujours croissante des informations en ligne, au point de pouvoir nous passer de toute formation documentaire[23] : cest plutôt linverse qui est vrai, si lon observe dune part le caractère rudimentaire de leur usage dominant, et si lon songe dautre part que ces moteurs reposent sur des algorithmes et des principes logico-sémantiques dont lélaboration elle-même nécessite des esprits particulièrement armés et formés. Il faut donc reconnaître que le stockage et la mise à disposition généralisés dinformations sous forme numérique ne garantissent pas à eux seuls la condition anthropologique fondamentale que représente, pour toute société, la transmission réussie de savoirs et de pratiques de génération en génération : si lon veut quils soient consultés, pratiqués et connus, partagés, hérités et prolongés, il ne suffit pas, loin sen faut, de les rendre immédiatement et massivement accessibles, il faut aussi organiser les conditions individuelles et collectives permettant de sassurer de leur acquisition effective, ce qui est précisément la fonction dun système scolaire et universitaire. Comme nous lavons déjà soutenu plus haut, lextériorisation ne peut, sans abstraction ni sans risque, être ainsi décorrélée des enjeux et des problèmes de lintériorisation et de la socialisation, et lon pourrait même soutenir que ces problèmes simposent de manière plus aigüe encore à mesure que se développe cette objectivation technique, devenue industrielle et machinique, comme en témoignent notamment les nouvelles difficultés, dont Serres ne dit pas un mot, posées par la conservation, lindexation et lassimilation dune masse exponentiellement croissante de données en tous genres.
Mais dautre part, les enjeux de léducation et de lapprentissage, en particulier scolaires, ne peuvent être résumés à la seule « transmission du savoir », même bien comprise. « Apprendre », pour un enfant, ce nest pas seulement acquérir des connaissances - apprendre que mais aussi, indissociablement et souvent dabord, développer des capacités et des savoir-faire déterminés apprendre à et même adopter des lignes de conduites, acquérir certaines dispositions générales, intellectuelles et pratiques, changer de perspective, bref grandir en séduquant. Ainsi, avoir « appris » une langue étrangère ne consiste pas principalement à connaître la signification de ses mots (sinon laccès à un dictionnaire pourrait suffire), mais à pouvoir lentendre, la lire, la parler et lécrire aisément, à pouvoir progressivement se mouvoir dans ce qui constitue un nouveau milieu dexpression et de pensée. Ainsi, « apprendre » les mathématiques et les sciences na pas pour seul intérêt de savoir que la somme des angles de tout triangle est égale à deux droits ou de se souvenir de léquation newtonienne (sinon, laccès à Wikipedia pourrait suffire), mais aussi et même surtout de développer des capacités générales de raisonnement, de « mathématiser » son rapport au monde[24]. Ainsi, « apprendre » à lire et à écrire enjeu central de la scolarité obligatoire des enfants consiste à la fois dans lacquisition de savoir-faire élémentaires mobilisant la main et lil, dans la construction dun rapport réflexif global au langage et aux signes[25], et dans louverture critique à des formes multiples de discours et de représentations portées par un vaste corpus duvres écrites[26]. Peut-on sérieusement imaginer quil soit possible à chacun dapprendre tout cela efficacement par soi-même, avec une connexion Internet et quelques logiciels ?
Léducation dun enfant est une tâche globale et complexe, dont lenjeu ne se résume pas à « transmettre », sans plus, des contenus de savoir, mais qui vise, bien au-delà, une transformation profonde des individus, de leur manière de voir, dêtre et dagir : faire advenir un certain « adulte » à partir de lenfant quil na pas vocation à rester. Et lapprentissage proprement scolaire, en particulier, a le rôle selon nous irremplaçable de stimuler et dorienter le développement spontané de lenfant, dans des directions que lon peut certes discuter mais quil ne prendrait pas de lui-même sans une intervention extérieure délibérée, médiatisée et organisée progressivement (selon des curricula).
Le psychologue russe Lev Vygotski a fortement souligné ces effets dentrainement que lapprentissage scolaire a vocation à produire à légard du développement spontané, et qui expliquent son allure générale déducation « artificielle » : lécole sadresse non pas à ce que lenfant sait déjà faire son niveau présent de développement -, mais à ce quil ne sait pas encore faire de manière autonome tout en étant déjà à sa portée sous la conduite de ladulte[27], selon une dynamique de « devancement » qui ne saurait avoir lieu delle-même sans la mise en place dun dispositif réglé et directif dapprentissage, porteur dune certaine « discipline formelle »[28].
Et cest pourquoi la perspective « illitchienne » de M. Serres dune société où règneraient les processus d« auto-éducation » et d « inter-éducation » entre pairs, et où auraient disparu maîtres, disciplines et écoles - voire éducateurs et parents[29] - ne saurait être autre chose quune abstraite utopie. Car sil y a des maîtres - ainsi que des parents - ce nest pas parce que ceux-ci seraient essentiellement des autorités cherchant à maintenir leur pouvoir sur les jeunes générations, à perpétuer un monde ancien (le leur) en empêchant que la nouveauté advienne[30], et dont on pourrait désormais faire léconomie en sen libérant enfin : cest parce que dans toute société humaine, il y a des générations dâge différents qui cohabitent, entre lesquelles il est nécessaire et utile dassurer des passages, une continuité dynamique qui nest pas obstacle mais condition du développement à venir.
Or, réduire de manière outrancière, comme le fait M. Serres, le rôle des enseignants jusquici à celui de simples « porte-voix de lécriture » ne faisant quoraliser des contenus appris par cur à des enfants « transis », sommés de les recevoir passivement « bouche cousue, cul posé »[31], cest choisir dignorer tout ce qui fait lintérêt et même la nécessité de la relation maître-élève, pour tout homme qui veut apprendre : un commerce vivant et prolongé avec une personne qui sait plus et mieux que nous, capable de nous faire entrer progressivement dans un certain univers de pensées et de pratiques, parce quil a lui-même déjà appris à sy orienter. De ce point de vue, on peut même soutenir que le maître est en réalité lune des conditions essentielles dun rapport critique à ce que lon apprend, car, si cest un bon maître, il nest pas lui-même dans un rapport servile mais libre à sa discipline, ce qui lui permet de jouer un rôle de filtre et de mise à distance auprès de lélève : enseignant non seulement ce quil sait, mais aussi ce quil ne sait pas et ce que lon ne peut savoir, sachant faire apprendre et désapprendre, il est la médiation vivante par laquelle une tradition peut se transmettre tout en se transformant.
Réciproquement, cest plutôt un « accès direct » au savoir, sans médiation humaine, qui risque daliéner, et lautodidacte est en effet bien souvent celui qui sest confié aveuglement aux livres, aux textes et aux images, aux contenus tels quils se sont présentés immédiatement à lui, et qui peine de ce fait à sen détacher. En tout cas, si lautodidaxie peut avoir une certaine pertinence comme mode dapprentissage chez ladulte, elle ne saurait constituer le modèle à suivre pour léducation première dun enfant : laisser Petite Poucette dans un face à face direct avec le savoir objectivé sur la Toile, ce nest pas demblée faire delle une « conductrice » active (plutôt quune « passagère » spectatrice[32]), ni faire droit à sa « demande » en la libérant de limposition de « loffre »[33], cest bien plutôt prendre le risque de labandonner désarmée à la puissance brute de captation dinnombrables contenus disponibles en ligne, tels que les marchands de symboles en organisent et en exploitent la diffusion intensive.
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