Gisteren heb ik met stijgende verbazing en later zelfs met plaatsvervangende
schaamte naar de groots opgezette Franse herdenking van 100 Jaar Slag bij Verdun gekeken.. De
sowieso al weinig geloofwaardige Duitse bondskanselier Angela Merkel en de nog
veel minder geloofwaardige Franse president François Hollande waren er de slecht
gecoreografeerde hoofdrolspelers in een bijzonder steriel en, weinig zeggend
schouwspel dat zich voltrok binnen het indrukwekkende kader van de militaire begraafplaats en knekelhuis van Douaumont. Wat had kunnen uitgroeien tot een mooie verzoeningsplechtigheid verwaterde tot een vis noch vlees-spektakel dat vooral politiek correct diende te zijn...
De lezers
van mijn blog weten dat ik een boontje heb voor Ernst Junger. Hoe anders was
het toen deze vergrijsde schrijver en hoog onderscheiden veteraan in september
1984, in aanwezigheid van François Mitterand en Helmut Kohl in Verdun de doden
kwam eren. Het gebeuren groeide uit tot
een historische Franco-Duitse verzoening. Jünger was trouwens niet aan zijn
proefstuk toe want op 24 juni 1979 had hij op uitnodiging van René Vigneron, de
toenmalige burgemeester van Verdun en
Henrim Amblard, de voorzitter van de Société des Aveugles de Guerre Français
voor Ceux de Verdun een opgemerkte lezing gehouden. Gewoon om het contrast te
illustreren tussen het niveau van de officiële toespraken van gisteren en Jüngers
lezing, breng ik de integrale tekst van Jünger uit 79 in een Franse vertaling door
François Poncet.
Je mincline devant ceux qui sont
tombés.
Chers amis de toutes nations,
chers camarades et anciens combattants : Linvitation de lancienne et célèbre ville de Verdun à présider, en compagnie du
cher Henri Amblard, les cérémonies du souvenir de la Grande Bataille livrée en
ces lieux ma profondément ému. Je vous remercie de lhonneur que vous mavez
fait par ce geste, à moi et à mes compatriotes. Je compte cette invitation au
nombre des présages favorables, car Monsieur le Maire la accompagnée de ces
mots : « Il faut que lanniversaire de la bataille de Verdun cesse dêtre
une manifestation à caractère seulement nationaliste pour evenir un appel
à la paix entre les nations. »
À ce genre dappel, on se plaît à répondre. Et je suis
convaincu quil ne sagit pas seulement dun geste de bonne volonté mutuelle,
mais que sannonce par là un tournant historique une embellie de toute
latmosphère. Monsieur le Maire nourrit le vu que Verdun devienne la Capitale
de la Paix. Le lieu me semble y avoir vocation, dautant quil a inauguré, en
843, avec le traité de partition de lempire franc, la séparation de nos deux
peuples.
Nous ne voyons plus aujourdhui la bataille de Verdun du
même il quen 1916, et il se peut que dans une centaine dannées, on porte
encore un autre jugement. Les idées changent avec les générations ; lorsquon
regarde en arrière, les faits acquièrent un aspect nouveau, qui bien souvent
stupéfie. Dès cette époque, à lévidence, lâge des guerres nationales tirait à
sa fin. Ce qui explique lacharnement des combats, leur durée quasiment sans
fin, leur lente extinction sans résultat stratégique. Douaumont est plutôt un
symbole de souffrance, plutôt un Chemin de Croix que le lieu dun événement
décisif, comme le sont Austerlitz ou Sedan.
Rétrospectivement, les fronts se confondent : les
adversaires semblent cernés par des périls qui leur sont communs, plus forts
que la volonté des grands chefs et le courage des individus : le matériel
acquiert une puissance écrasante, la terre une énergie volcanique, et le feu ne
menace plus danéantir lun ou lautre, mais les deux camps sans distinction. À
lépoque, entassés dans les entonnoirs, on simaginait encore que lhomme était
plus fort que le matériel. Nous étions dans lerreur, on le voit bien
aujourdhui.
Lhomme est la mesure des choses, et non linverse
Au quotidien, le progrès se fait lentement, par érosion pour ainsi dire. Et
puis il y a des effondrements, comme si une voûte sécroulait. Nous sommes
perdus, à moins que nous ne changions de système. Je me souviens surtout de
deux attentats de ce genre contre mon équilibre intérieur. Le premier effroi
ma frappé comme une multitude de gens : il sempara de moi lorsque jappris,
en été 1945, la nouvelle dHiroshima ; je lai perçue tout dabord comme une
rumeur montée des enfers.
Ce signe de feu titanesque marqua la fin dune ère ancienne,
le début dune ère nouvelle. Lhistoire semblait perdre son sens : dans
lanéantissement de cette ville lointaine se reflétait également la fin des
guerres classiques et de leur gloire, dAchille à Alexandre, de César au Grand
Frédéric et à Napoléon. Même terreur sourde lorsque jappris
voici peu que des cervelles techniciennes étaient parvenues à élaborer des
automates pour jeu déchecs devant qui, à brève échéance, le plus fort des
joueurs ne pourra plus que sincliner.
Chaque jour ou peu sen faut, nous apprenons un progrès dans
le chiffrage du monde : un trait de plus dans le tableau dune agression qui
menace de nous mettre tous échecs et mat. Il sagit là du royaume des
jeux et de la liberté spirituelle, au premier chef celle de lartiste et sa
force de création. Le problème nous fut posé, sans que nous
nous en rendions compte, dès cette époque-là, devant Verdun et sur la Somme, et
en termes matériels. Entre-temps nous en avons pris conscience, il nous incombe
à présent de le résoudre en son fond, en remettant en honneur cette vérité que
lhomme est la mesure des choses, et non linverse.
La puissance croissante des automates et de lautomatisme
intellectuel, le chiffrage de la vie qui menace tout individu, le rend
manipulable, nous ont dès cette époque fait sentir que nous sommes sur une voie
où lenjeu, si haut quil puisse être, se consume lui-même.
Cest une vaste question. Plutôt que de my plonger et my
perdre, je préférerais aborder les souvenirs qui me lient personnellement à la
ville de Verdun ; ils sont au nombre de trois.
La première fois que jai mis les pieds à la citadelle de
Verdun, cétait en 1913, lorsquaprès mêtre sauvé de lécole je me suis engagé
pour servir dans la Légion étrangère. Bien que mon père mait promptement fait
revenir de Sidi Bel Abbès, je puis dire que jai porté aussi luniforme
français, même si ce ne fut que pour peu de temps.
Nous marchions pleins de courage Et je naurai garde domettre de faire mention de lhonnête sergent de
ville que je priai de mindiquer le bureau de recrutement. Le brave homme me regarda atterré, avant de me dire : « Jeune
homme, mon pauvre ami, faites nimporte quoi, mais pas ça. »
Je le remercie encore, après tout ce temps. Dans la paix, dans la guerre,
jai souvent rencontré des amis inconnus qui voulaient me venir en aide, sans
les savoir toujours écoutés.
La deuxième fois, jai marché sur la ville sans parvenir
jusquà elle cétait au printemps 1915, aux Éparges. À lépoque, on appelait
cela le « baptême du feu » ; nous marchions pleins de courage,
lenthousiasme était grand. Tout était encore comme nous lavions entendu de la
bouche de nos grands-pères, puis à lécole. Dès le début je fus touché et me
retrouvai à lhôpital. Certes, contrairement à mon très honoré coprésident,
blessé devant Verdun à pareille époque, je me rétablis très vite. Mais mon
régiment, les fusiliers hanovriens à linsigne de Gibraltar, ne fut plus jamais
engagé dans cette grande bataille, et combattit sur la Somme.
Cest aujourdhui la troisième fois que jentre en contact
avec votre ville, et cest la plus réjouissante : la forteresse ouvre ses
portes à un ami. Permettez-moi de faire un bilan : lépoque
de linimitié entre nos deux peuples, dune inimitié à quoi lon nous formait
dès le plus jeune âge, est révolue. Je ne lai jamais acceptée. Assurément
lindividu ne saurait se soustraire aux grands conflits, il va de soi quil les
dispute avec les siens, auprès des siens. Entretenir la sympathie, comme le
firent Frédéric et Voltaire, est toujours possible, même si cest moins aisé
aujourdhui quà lâge baroque. Adversaire, lorsque les circonstances le réclament, mais non ennemi. Agon, et non polemos. Lhomme napprend pas grand-chose de lhistoire :
sinon, la Seconde Guerre mondiale nous eût été épargnée, comme bien dautres
désagréments. Toutefois, dans notre cas précis, il semble que nous soyons
parvenus à donner lexemple. Lorsque nous songeons aux
conflits qui aujourdhui nous affligent, une question se pose : ne
devrions-nous pas, à léchelle planétaire qui est la nôtre, commencer tout de
suite au point même où tant de détours, tant de sacrifices nous ont conduits ?
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