Publié dans La Revue internationale et stratégique, Paris, été 2008, pp. 195-207.
La campagne contre lIran : le lobby sioniste et lopinion juive
Yakov M. Rabkin, professeur dhistoire à lUniversité de Montréal et auteur du livre Au nom de la Torah : une histoire de lopposition juive au sionisme/
Résumé
Deux allégations formulées à lendroit du président iranien Mahmoud Ahmadinejad intensifient les pressions que les États-Unis et Isra- l font peser sur lIran : il est accusé de nier la Shoah et de menacer de génocide la population israélienne. Souvent, on présente lIran comme une nouvelle Allemagne nazie et le président Ahmadinejad comme un nouvel Adolf Hitler. Cet article retrace les origines de ces accusations en mettant en lumière le rôle que joue, dans la formation du discours occidental sur lIran, lamalgame que daucuns pratiquent entre les juifs, dune part, et lÉtat dIsraël, dautre part. En terminant, larticle met en garde contre les réactions épidermiques et fait ressortir la nécessité dagir rationnellement, particulièrement lorsque les Occidentaux ont affaire à des dirigeants quils jugent irrationnels.
Abstract
Two claims attributed to xml:namespace prefix = st1 ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:smarttags" />Irans President Mahmoud Ahmadinejad have intensified the pressure that the United States and Isra-l have put on his country: he is accused of denying the Holocaust and threatening a genocide against Israels population. Iran is often presented as a new Nazi Germany and President Ahmadinejad as a new Adolf Hitler. This article traces the origins of these accusations and explains the role that the confusion between the Jews, on one hand, and the state of Isra-l, on the other, has played in shaping Western perceptions of Iran. The article concludes by emphasizing the importance of avoiding knee-jerk reactions and acting rationally, particularly when dealing with leaders the West deems irrational.
Deux accusations dominent dans le discours occidental sur lIran depuis quelques années. On accuse le président Mahmoud Ahmadinejad de nier la Shoah et de vouloir rayer de la carte lÉtat dIsra-l. Les médias répètent souvent ces accusations dans les émissions et les textes consacrés à lIran. Ce discours influe sur les décisions politiques, potentiellement graves, que prennent les gouvernants ou leurs représentants. Lorsque le représentant des États-Unis quitte une réunion plénière de lAssemblée générale de lONU, à lautomne 2006, il donne principalement deux raisons pour justifier son refus découter le discours du président iranien : M. Ahmadinejad nie la Shoah et veut rayer Isra-l de la carte. Un an plus tard, le président de lUniversité de Columbia réitère les mêmes allégations dans le « discours de bienvenue », plutôt hostile, quil adresse au président iranien, invité à parler sur le campus. Ces allégations fournissent une justification morale aux pressions exercées sur lIran pour quil cesse ses activités nucléaires et elles offrent par conséquent à Isra-l et aux États-Unis un argument convaincant pour la préparation dune attaque militaire contre lIran. Cest pourquoi les deux forfaits que lon reproche au président iranien méritent un examen attentif.
Cet article se propose de retracer les origines de ces accusations, sans pour autant discuter de la personne du président iranien ni, encore moins, de ses intentions. Cet article ne traite donc pas de la politique étrangère de lIran, mais plutôt de quelques particularités du discours occidental sur lIran. Il sintéresse aux propos de ceux qui présentent lIran comme la nouvelle Allemagne nazie et Mahmoud Ahmadinejad, son président, comme un nouvel Adolf Hitler. À preuve, la représentation que lon donne couramment aujourdhui de lIran, à savoir que le pays et son président représenteraient une grave menace pour le monde entier. Ces déclarations sont à lorigine des pressions exercées sur lIran pour que le pays mette fin à ses activités denrichissement de luranium, même sil a signé le traité de non-prolifération (TNP) et que ses représentants ont affirmé à de nombreuses reprises quils navaient pas lintention de se doter darmes nucléaires.
Les pressions auxquelles est soumis lIran se fondent largement sur les préoccupations affichées par le gouvernement américain concernant la sécurité dIsra-l. Les deux accusations reflètent lamalgame assez courant entre lÉtat dIsra-l, dune part, et les juifs, dautre part, ainsi quentre lantisémitisme et lantisionisme. Cette confusion politiquement utile étouffe depuis longtemps le débat politique sur Isra-l et la Palestine dans les pays occidentaux. Ceux qui se livrent à des critiques contre Israël se voient souvent qualifiés dantisémites, même sils sont juifs. On nhésite pas à recourir aux insultes ad hominem: lancien président Jimmy Carter et le pasteur Desmond Tutu comptent parmi les cibles les plus illustres de ces accusations, qui commencent à avoir des effets sur les relations internationales à plus grande échelle.
Négation de la Shoah
Daprès la BBC, M. Ahmadinejad sest exprimé de la manière suivante : « Si les pays européens insistent sur le fait quils ont massacré des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale
pourquoi noffriraient-ils pas au régime sioniste un territoire en Europe ? » Bien sûr, il sagit à lévidence dune provocation, pourtant ni cette affirmation ni les nombreux autres propos du président iranien que lon pourrait citer nindiquent quil ait eu comme but de nier le génocide nazi. Il utilise plutôt le souvenir de la Shoah pour attirer lattention sur le sort des Palestiniens et pour tester les limites de la liberté de parole que réclame lOccident. Il met en relief le fait que lon peut publier en Occident des caricatures de Mahomet, de Jésus ou de Moïse tandis que dans bien des pays européens il est interdit par la loi de sinterroger sur la réalité de la Shoah ou de sen moquer. Il montre que la Shoah a été transformée en objet sacré.
Le concours de caricatures sur la Shoah organisé en Iran visait justement à souligner cette sensibilité particulière et, comme on aurait pu le prévoir, lexposition a provoqué une réaction furibonde de la part dIsra-l et de nombreux pays occidentaux. Cétait précisément là leffet escompté par le président iranien. Certaines caricatures étaient franchement antisémites et elles saccompagnaient dune iconographie imagée empruntée à larsenal antisémite européen, que des médias musulmans diffusent régulièrement. Dautres caricatures pouvaient être considérées comme révisionnistes, voire négationnistes. Peut-on pour autant en conclure que le président iranien même nie la Shoah?
Il proteste, certes, contre les conséquences de la formation de lÉtat sioniste sur les Palestiniens (musulmans, chrétiens, ainsi quun certain nombre de juifs non et anti-sionistes), qui ont dû payer le prix dun crime commis par les Européens. Bien quil soit ouvertement antisioniste, M. Ahmadinejad précise souvent quil nest pas antisémite. La présence de six rabbins barbus et vêtus de noir à la conférence intitulée « Bilan de la Shoah, une vision densemble », qui sest tenue à Téhéran en décembre 2006, a donné au président iranien loccasion de dire encore une fois quil nétait point antisémite. Les rabbins antisionistes ont maintes fois répété que la Shoah était un fait historique indiscutable et que parmi eux plusieurs avaient perdu des parents durant la Shoah. Lun dentre eux, le rabbin Y. D. Weiss, a ajouté quil nétait pas allé à Téhéran pour donner du crédit à la négation de la Shoah : il était venu expliquer la distinction à faire entre sionisme et judaïsme, entre la Shoah et les bénéfices quen retirent le mouvement sioniste et lÉtat dIsraël. Selon le rabbin, M. Ahmadinejad « nest pas lennemi du peuple juif. Il ne la jamais été. Cest un homme très croyant. Il respecte le peuple juif et le protège en Iran, mais si les sionistes continuent à le décrire comme un ennemi, il a prévenu quil pourrait alors, que Dieu len garde, devenir un ennemi. »
Selon lagence officielle de presse iranienne IRNA, M. Ahmadinejad a en outre déclaré que « les êtres humains prudents et justes ne blâmeraient pas les juifs pour les crimes commis dans les territoires occupés par le régime sioniste illégitime et par ses partisans ». En Iran, où ils vivent depuis des milliers dannées, les juifs continuent à pratiquer leur religion sans trop dingérence de la part des autorités gouvernementales. Or, si M. Ahmadinejad avait été antisémite, naurait-il pas commencé par harceler les juifs de son pays, avant de défier la superpuissance de la région, dotée de larme nucléaire ?
Cependant, notons-le, la conférence de Téhéran mise sur pied par M. Ahmadinejad navait pas comme objectif de contribuer à la recherche historique. Elle avait des visées politiques évidentes, puisquon a refusé daccueillir plusieurs délégations de survivants du génocide nazi, qui avaient demandé à y participer, ainsi que des chercheurs qui désiraient y présenter leurs travaux. LIran a même refusé daccorder un visa à Khaled Mahameed, Israélien palestinien qui a fondé le premier musée arabe de la Shoah. Parallèlement, parmi les invités se trouvaient des personnes qui, comme le Français Robert Faurisson, étaient accusées de négationnisme ou de vouloir revoir à la baisse le nombre des victimes du génocide nazi.
Si le président iranien utilise ouvertement la mémoire de la Shoah à des fins politiques, il nest pas le seul à le faire ni le premier. Selon Moshé Zimmermann, professeur dhistoire allemande et intellectuel bien connu tant en Isra-l quen Allemagne, « la Shoah est un événement souvent utilisé. Si lon était cynique, on pourrait dire que la Shoah est lévénement historique le plus utilisé pour manipuler lopinion publique, particulièrement chez le peuple juif lui-même, à lintérieur et hors dIsra-l. Dans la vie politique israélienne, la Shoah est invoquée pour démontrer quun juif désarmé équivaut à un juif mort. » Plus récemment, le sous-ministre israélien de la Défense Matan Vilnaï a eu recours à ce terme pour agiter contre les Palestiniens de Gaza la menace dune destruction totale. Ce glissement dans lusage du terme Shoah semble constituer un précédent discursif.
La négation de la Shoah paraît exceptionnellement grave. Quelquun qui nierait les pogroms de Kichinev de 1903, ou le massacre de centaines de milliers de juifs en Ukraine au XVIIe, ou encore lexpulsion des juifs dEspagne au XVe siècle nattirerait pas plus lattention quun membre de la Flat Earth Society (organisation qui prétend que la Terre est plate). Cest non seulement lampleur de la tragédie, mais aussi lusage quon en fait à des fins politiques, procédé décrié par Moshé Zimmermann et par beaucoup dautres juifs, qui font de la Shoah un phénomène unique en son genre.
Un ancien ministre israélien de lÉducation affirme que « la Shoah nest pas seulement le fruit de la démence dun État, qui a eu lieu une seule fois et qui est révolue, mais bien une idéologie qui nest pas morte, et encore aujourdhui le monde devrait sexcuser des crimes commis contre nous ». En plus de contribuer à légitimer le caractère sioniste dIsraël -- État du peuple juif plutôt quÉtat appartenant à tous ses citoyens -- la Shoah a été un excellent moyen de bénéficier de laide fournie par les pays occidentaux. Un parlementaire israélien na-t-il pas déclaré, tout à fait ouvertement ?
Même les meilleurs amis d'Isra-l se sont abstenus de donner aux juifs européens une aide substantielle et ont tourné le dos aux cheminées des camps de la mort [...]. C'est pourquoi tout le monde libre, particulièrement de nos jours, doit démontrer sa repentance [...] en procurant à Isra-l une aide diplomatique, défensive et économique.
Lindustrie de lHolocauste, ouvrage de lintellectuel américain Norman Finkelstein, renferme de nombreux documents sur la manière dont le génocide nazi a été exploité à des fins politiques. Le souvenir de la Shoah sert notamment à faire taire les critiques et à susciter la sympathie envers cet État qui se présente, depuis la Déclaration dindépendance, comme lhéritier des six millions de victimes. Ce fut le cas en 1948, et tout particulièrement en 1967 lorsque le gouvernement dIsra-l a sonné lalarme en évoquant limminence dun second génocide, même si les recherches historiques effectuées depuis lors montrent que les généraux israéliens navaient jamais douté de leur victoire. Ce recours au spectre de la Shoah a été utilisé sciemment pour justifier lattaque préventive contre les États arabes voisins, en juin 1967.
Ces événements encouragent les juifs à embrasser lidéologie sioniste, à soutenir lÉtat dIsra-l considéré comme une réparation pour le sort tragique des victimes de la Shoah. En renforçant le lien idéologique entre la Shoah et lÉtat dIsraël, on affirme que la survie des juifs ne peut être assurée par les États libéraux, mais uniquement par lÉtat sioniste. Ce fut un symbole fort quand le premier astronaute israélien, descendant dune famille de survivants du génocide nazi, emporta avec lui un souvenir de cette époque dans la navette spatiale américaine : un paysage lunaire dessiné par un adolescent dans le camp de concentration de Theresienstadt. Le message était celui de la renaissance du peuple juif, de la fierté dappartenir à lÉtat dIsra-l après lhorreur de la Shoah.
La mention de la Shoah permet également de souligner limportance et la légitimité du recours aux armes. Alors quils participaient à une foire aéronautique en Pologne, trois avions de chasse israéliens frappés de l'étoile de David et pilotés par des descendants de survivants de la Shoah ont survolé l'ancien camp d'extermination nazi dAuschwitz-Birkenau tandis que deux cents soldats israéliens les observaient à partir du sol. Commentant cette manifestation, un pilote israélien a exprimé ainsi sa confiance en la force armée: « C'est un triomphe pour nous. Il y a soixante ans, nous n'avions rien : pas de pays, pas d'armée, rien. Maintenant nous arrivons ici à bord de nos avions de chasse. »
Cest précisément ce lien entre lÉtat dIsra-l et la Shoah, plutôt que le génocide perpétré par les nazis, que M. Ahmadinejad considère comme un « mythe ». Cet usage du terme « mythe » est assez courant ; son emploi par le président iranien ne représente pas plus une négation de la Shoah que louvrage du respecté historien israélien Zeev Sternhell intitulé The Founding Myths of Zionism1 ne constitue « un déni du sionisme ».
Appel à lanéantissement des juifs dIsra-l
Les médias occidentaux, dont Le Monde daté du 27 octobre 2005, annoncent que le président iranien a déclaré qu« Israël doit être rayé de la carte ». Or, les experts sentendent pour dire que le président iranien, lors de son discours, na prononcé ni le mot « rayer » ni le mot « carte ». Il a plutôt repris lune des déclarations de layatollah Khomeyni : « Esrâil bâyad az sahneyeh roozégâr mahv shavad », ce qui signifie « Isra-l doit disparaître de la page du temps ». Nous avons puisé cette phrase dans un site Web de lopposition iranienne à létranger dont on ne peut pas soupçonner de vouloir embellir les paroles du président (2). Dans un premier temps, une traduction erronée, selon laquelle la phrase signifiait quIsra-l devait « être rayé de la carte », a circulé dans le monde entier. Toutefois, certains instigateurs israéliens de la campagne contre lIran ont par la suite cessé discrètement de lutiliser. Ainsi, un rapport sur lIran publié en 2006 par le Jerusalem Center for Public Affairs (JCPA), groupe de réflexion (think tank) particulièrement actif dans la campagne contre lIran, a omis la traduction inflammatoire, tout en attribuant au président iranien « une intention génocidaire ». Cet adjectif revient de plus en plus fréquemment dans les publications sionistes récentes : le même rapport fait aussi référence à « la guerre génocidaire manquée menée contre Isra-l, en 1948, par plusieurs États arabes et par les Palestiniens ».
Pourtant, selon les propos du ministre des Affaires étrangères de lIran, M. Manouchehr Mouttaki (tels que les rapporte un autre site de lopposition au régime actuel en Iran), son pays « ne projette de détruire aucune nation, ni aucun pays ». Il ajoute que « tout enfant allant à lécole sait quil est impossible de rayer un pays de la carte (3) ». Lagence de presse iranienne officielle IRNA indique que M. Ahmadinejad « a appelé à la nécessité de résoudre les problèmes mondiaux, notamment le problème palestinien, au moyen du dialogue ». Sur les ondes du réseau ABC News, il appelle à résoudre la situation en Palestine en conformité avec la charte des Nations Unies et à laisser aux Palestiniens le droit de décider de leur avenir en proposant de tenir « un référendum basé sur le droit international, auquel participeraient tous les Palestiniens, musulmans et juifs ». Dans la même interview, Ahmadinejad réitère son affirmation selon laquelle « nous nous efforçons déviter tout conflit ou effusion de sang. Étant opposés aux conflits de toute nature, nous avons souvent répété que lon peut résoudre les problèmes du monde par le recours au dialogue, à la logique et à lamitié. Il ny a nul besoin dutiliser la force. »
Curieusement, alors que certaines positions de M. Ahmadinejad font la une des quotidiens, on accorde peu dattention aux propos de layatollah Khamenei, qui détient le véritable pouvoir en Iran et qui a déclaré que son pays appelait à la normalisation des relations avec Israël si celui-ci accepte la proposition dite des deux États formulés par la Ligue arabe en 2002, puis de nouveau en 2007.
Par ailleurs, la fameuse phrase prononcée par M. Ahmadinejad sinscrit dans une série de comparaisons historiques. Selon lAssociated Press, le président iranien a déclaré également : « Le régime sioniste sera bientôt effacé, de la même façon que la été lUnion soviétique, et lhumanité sera libre. » En réalité, il sattend à ce quIsra-l se désagrège pacifiquement, sous le poids de ses contradictions internes, comme cela a été le cas de lURSS, dont le déclin a été pacifique. Comme la disparition de lUnion soviétique nest pas attribuable à lutilisation de larme nucléaire, le président iranien ne propose pas dutiliser la force armée pour précipiter la fin de lÉtat dIsra-l. De toute façon, cela ne serait guère sérieux, car on estime quIsra-l bénéficie dune supériorité militaire incontestable dans la région. M. Ahmadinejad prévoit que, de même que le communisme a perdu sa légitimité et sest évanoui, le mouvement sioniste disparaîtra un jour. Dans le même discours, il mentionne dautres phénomènes historiques, comme la chute du régime du Shah, ou encore la disparition des pharaons en Égypte, marquant la fin de régimes qui apparaissaient alors comme invincibles et éternels. Si le communisme en URSS et le régime du Shah ont disparu sans que la Russie et lIran aient été rayés de la face de la Terre, argue Ahmadinejad, il en ira de même du mouvement sioniste : sa disparition nest pas synonyme de la destruction de lÉtat dIsra-l ou du peuple juif. Commentant le discours du président iranien, Jonathan Steel, journaliste au quotidien britannique The Guardian, est davis quil nexprime rien de plus « quun vague souhait pour lavenir (4) ». En fait, ce que souhaite le président iranien est un changement de régime en Israël, et non lélimination physique de sa population. Dans ce domaine, le gouvernement de G.W. Bush a certes pris les devants en sefforçant de remplacer les régimes politiques qui ne se pliaient pas à ses attentes, par exemple en menant une guerre en Irak, tout comme ses prédécesseurs lavaient fait, ou tenté de le faire, à Cuba et au Chili.
Même quand les militants sionistes de la campagne contre lIran ont abandonné lallégation basée sur la fausse traduction et décriée par lambassadeur iranien aux Nations Unies sur les ondes de CNN, presque tous les membres du Congrès des États-Unis (411 en tout) ont condamné le président iranien pour « avoir voulu inciter au massacre massif des juifs dIsra-l ». Le démocrate Steve Rothman maintenait, à lété 2007, que lIran avait menacé « de rayer Isra-l de la carte ». Shimon Peres, actuel président de lÉtat dIsra-l et lauréat du prix Nobel pour la paix, avertissait que « lIran aussi pourrait être rayé de la carte ».
Ne pourrait-on rapprocher ce souhait des prières « pour lanéantissement pacifique de lÉtat sioniste » prononcées régulièrement par les juifs antisionistes, groupe dont sont issus les rabbins qui ont donné laccolade au président iranien, à la conférence de Téhéran ? En fait, on trouve fréquemment dans la liturgie juive le voeu de voir disparaître ceux qui ne reconnaissent pas Dieu ou qui commettent des actes malveillants. Par exemple, pendant les offices célébrés lors du Nouvel An juif (Rosh Hashanah) et de Kippour, on rencontre lexpression « oumalkhout hareshaa koula kéashan tikhleh » (et le royaume du Mal périra comme la fumée). Une fois de plus, le sens littéral de cette citation pourrait renvoyer à des destructions et à des massacres, cependant son sens réel est que tous les actes malveillants, perpétrés à quelque endroit que ce soit, devraient disparaître définitivement. Bien entendu, on nenvisage de tuer personne, certainement pas des milliers dinnocents.
Mais si on voulait diaboliser les juifs, on pourrait prendre cette prière à la lettre. Certains Israéliens antireligieux ont même interprété cette prière traditionnelle comme un appel à la destruction de la majorité athée de la population juive dIsraël. La tradition juive abhorre les lectures littérales des textes sacrés ; elle se fie plutôt aux interprétations rabbiniques, même sil arrive que celles-ci paraissent parfois forcées. Par exemple, depuis toujours les rabbins considèrent ladage biblique « oeil pour oeil » (la loi du talion) comme lobligation doffrir un dédommagement; on nincite pas la victime à se venger en crevant loeil de celui qui a crevé le sien. Ces fragments choisis de la liturgie juive constituent un exemple de la rhétorique religieuse qui se fonde souvent sur de puissantes métaphores.
Le président iranien, inspiré par sa religion, prédit la fin du régime sioniste, mais il nannonce pas le massacre des habitants dIsra-l. Même si lIran nhésite pas à fournir des armes aux chiites combattant en Irak et au Liban, la dernière attaque de lIran contre un autre pays remonte à plus de trois siècles. En outre, le président iranien est loin davoir le dernier mot dans son pays il doit composer avec le complexe équilibre des pouvoirs de cet État mi-théocratique, mi-démocratique. Par ailleurs, ses excès rhétoriques ont été dénoncés par un certain nombre dintellectuels iraniens. Les médias ont rapporté aussi que des groupes détudiants avaient protesté à Téhéran contre la tenue de la conférence sur la Shoah et brûlé en effigie le président iranien.
Le lobby sioniste
Le lobby israélien a joué un rôle important dans la campagne de propagande contre lIran. Lors du congrès, qui sest tenu au printemps 2006, lAIPAC (American Isra-l Public Affairs Commitee) fait de lIran sa cible principale et présente sur écran géant un montage juxtaposant Adolf Hitler dénonçant les juifs et le président iranien menaçant de « rayer Israël de la carte ». Le spectacle se termine par un fondu sur la maxime énoncée après la Shoah « Never again ! » (Plus jamais ça !). Au fil des mois, ces images sont devenues courantes.
Le JCPA fait la promotion de la campagne contre lIran à partir dIsra-l et des États-Unis. En décembre 2006, il organise une conférence de presse dans laquelle on propose dinculper le président iranien pour avoir menacé de commettre un massacre. Deux avocats, lAméricain Alain Derschowitz et le Canadien Irwin Cotler, connus pour les liens quils entretiennent avec la droite israélienne, sont présents et soutiennent linculpation. Plus tard, Cotler a renforcé laccusation en recourant à lassociation Bnai Brith Canada; celle-ci a exigé que le Canada et dautres gouvernements intentent une poursuite contre lIran pour avoir violé la convention des Nations Unies sur le génocide. Linitiative du JCPA est à lorigine de mises en accusation similaires aux États-Unis, en Australie et dans dautres pays.
Mais cest lIsra-l Project, groupe appartenant au lobby israélien et ayant son siège au Hudson Institute à Washington, qui met au point la manoeuvre la plus impressionnante pour intensifier la campagne contre lIran. En mars 2007, le groupe a distribué un kit de presse sur lIran, à plus de 17 000 journalistes professionnels et à 40 000 militants pro-israéliens aux États-Unis. En outre, le bureau dIsra-l Project à Jérusalem a distribué la trousse à plus de 400 journalistes étrangers accrédités en Israël. Ce dossier de presse réaffirme que le président iranien « nie la Shoah» et « veut rayer Israël de la carte ». Il ajoute aussi que les dirigeants politiques iraniens ont soutenu des attaques qui ont tué des milliers dAméricains. Comme bon nombre dAméricains croient que le séculariste Saddam Hussein était impliqué dans les attentats islamistes du 11 septembre 2001, ils nauraient pas eu de difficulté à accepter cette nouvelle accusation.
LIsra-l Project joue aussi sur la peur dune attaque nucléaire : lun des documents compris dans le kit de presse sintitulait «The nuclear clock is ticking
and time is running out » (Les secondes sécoulent sur lhorloge nucléaire
il ne reste plus beaucoup de temps). Les documents distribués par lIsra-l Project constituent sans doute la tentative la plus efficace et leffort le plus abouti pour présenter lIran comme une menace pour la sécurité des États-Unis. Le projet sajoute à dautres activités menées par le lobby sioniste, par ailleurs plus visibles que son appui à lattaque contre lIrak, en 2003.
À automne 2007, la Bnai Brith achète une page publicitaire dans le New York Times afin de « promouvoir laction militaire contre lIran ». Norman Podhoretz, rédacteur vétéran de la revue Commentary et militant sioniste, fait dAhmadinejad « un révolutionnaire comme Hitler
qui veut établir un nouvel ordre mondial sous la tutelle de lIran ». Il ne voit aucune autre solution possible que le « recours effectif à la force ». Bernard Lewis, orientaliste chevronné, sioniste et conseiller du président Bush, prophétise, dans les pages du Wall Street Journal, la date exacte à laquelle Ahmadinejad provoquera « la fin du monde ».
Lalarmisme est un instrument souvent utilisé dans lhistoire du mouvement sioniste. Nathan Sharansky et Shlomo Avineri, en dépit de leurs différends politiques, appellent les juifs du monde entier à sunir contre lIran. Ils répètent que « lIran veut rayer Isra-l de la carte ». Sharansky voit dans lopposition à lIran loccasion de « sauver le monde ». Lhistorien israélien Benny Morris, lui, craint quil y nait une autre Shoah et décrit un scénario apocalyptique dans le Jerusalem Post. Lhystérie est quasiment palpable. Lanxiété qui se fait jour à légard de lIran reflète la préoccupation concernant la sécurité profondément ancrée dans la mentalité israélienne et constamment exprimée. Aussi bien les critiques dIsra-l convaincus que les sionistes les plus engagés mettent en évidence le paradoxe suivant : Isra-l, souvent présenté comme lultime refuge du peuple juif, est en réalité devenu pour lui lun des lieux les plus dangereux.
Ce sentiment dimpasse nest pas nouveau. Lorsque, en 1948, la première guerre éclate en Palestine, Hannah Arendt lance un avertissement:
Et même si les juifs étaient amenés à gagner la guerre [
], ils vivraient encerclés par une population arabe qui leur est hostile, isolés à lintérieur de frontières encore menaçantes, absorbés par la nécessité de se défendre. [
] Et tout ceci serait le destin dune nation qui sans se soucier du nombre dimmigrants pouvant encore être absorbés et de lendroit où se situeraient les frontières resterait encore un très petit peuple largement en sous-effectifs si on le comparait à ses voisins hostiles.
Cette mise en garde montre que lintellectuelle et politologue juive avait compris quil était périlleux et hasardeux détablir un État contre la volonté des habitants de la région et des États environnants. Plusieurs penseurs juifs éminents, quils soient athées ou religieux, craignaient que le sionisme selon Ben Gourion ne mette en danger tant la survie physique que la survie spirituelle des juifs. De nos jours, alors quaucun État arabe ne peut sopposer à Isra-l sur le plan militaire, cest sur lIran que se concentrent les peurs israéliennes. Juste à lest de lIran, qui a encore un long chemin à parcourir avant dacquérir larme nucléaire, se trouve le Pakistan, régime instable qui possède un arsenal nucléaire bien réel. Comme Arendt la prophétisé, les menaces à légard de lexistence dIsra-l ne prendront jamais fin, si lÉtat pratique la politique de développement séparé et ne compte que sur la force dans ses rapports avec les Arabes.
Dissensions parmi les juifs
Il est facile dassocier la campagne anti-iranienne à Israël et aux juifs, et cela pose un danger pour les juifs, tout dabord en Iran. Du même souffle, les sionistes poussent les juifs vivant en Iran à émigrer vers Israël « comme ils auraient dû le faire depuis longtemps ». Cette attitude complique la vie de la plus vieille communauté juive du monde musulman. On reconnaît là une constante du projet sioniste : la volonté de convaincre les juifs de quitter leurs pays respectifs pour les rassembler en Israël prend le pas sur le bien-être et la volonté des individus. En effet, les médias israéliens rapportent que 40 juifs iraniens sont arrivés en Isra-l en décembre 2007. Il sagit dun projet financé par lInternational Fellowship of Christians and Jews, regroupant des sionistes et des évangéliques qui songent à accélérer le Second Avènement du Christ en rassemblant les juifs en Terre sainte. L'appui massif qu'offrent à l'État d'Israël des millions de partisans chrétiens du sionisme est motivé par cet espoir ouvertement exprimé : le retour des juifs à la Terre sainte servirait de prélude à leur adhésion au Christ ou, pour ceux qui sy refuseraient, à leur élimination physique. Ce scénario messianique prévoit la destruction d'un grand nombre de juifs et la conversion au christianisme de ceux qui échapperaient à ce sort. Selon un observateur israélien, il sagit d«une pièce en cinq actes où les juifs disparaissent au quatrième». La collaboration des organismes sionistes juifs avec les mouvements évangéliques met en relief le fait que certains organismes nominalement juifs sont en train de perdre leurs liens avec le judaïsme au profit de lengagement inconditionnel pour le sionisme.
La relation avec lÉtat dIsra-l et avec le sionisme divise depuis longtemps la communauté juive selon un axe séparant tous les groupes: Ashkénazes et Séfarades, traditionalistes et non-traditionalistes, pratiquants et non-pratiquants. Dans chacune de ces catégories, on peut trouver des juifs pour qui la fierté nationale, le pouvoir politique et militaire sont devenus des valeurs positives : ils donnent leur soutien enthousiaste à lÉtat qui incarne pour eux une force vitale, le triomphe de la volonté collective et la garantie de la survie des juifs du monde entier. Mais chacune de ces catégories inclut aussi des juifs qui croient que la simple idée dun État juif, et linvestissement moral et humain quil exige, va à lencontre de tout ce que le judaïsme enseigne, particulièrement des valeurs centrales dhumilité, de compassion et de charité.
La question dIsra-l et du sionisme pourrait diviser irrémédiablement les juifs, comme la fait lavènement du christianisme, il y a deux mille ans. Le christianisme, incarnant une lecture grecque de la Torah, sest finalement détaché du judaïsme. Le sionisme, un nationalisme foncièrement européen, incarne une lecture romantique de la Torah et de lhistoire du peuple juif. Il reste à voir si la scission entre ceux qui restent attachés à la tradition morale juive et les adeptes du nationalisme juif pourrait être colmatée. Bien que fatale pour les juifs et le judaïsme, cette fracture ne devrait pas menacer lavenir de lÉtat dIsra-l qui, de nos jours, compte beaucoup plus de chrétiens que de juifs parmi ces partisans inconditionnels.
Des organismes ayant un nom à consonance religieuse, tant juifs que chrétiens, participent à la campagne anti-iranienne. Bon nombre dentre eux ont lancé une pétition en ligne accusant le président iranien dinciter au génocide. Les synagogues sionistes organisent des événements où lon fait de la propagande contre lIran et des rabbins mettent en garde les fidèles contre le président iranien, qui aurait des visées génocidaires.
La campagne contre lIran a mis en lumière une profonde scission entre les juifs qui soutiennent inconditionnellement Isra-l et ceux qui rejettent ou remettent en cause le sionisme et les actions entreprises par lÉtat dIsraël. Les rabbins antisionistes qui ont embrassé Ahmadinejad à Téhéran ne sont pas les seuls juifs à critiquer, voire dénoncer Isra-l. Le débat public sur la place que doit prendre Israël pour assurer la continuité juive est devenu ouvert et franc, non seulement en Israël mais partout dans le monde. Il coïncide avec les graves préoccupations que suscite lavenir de lÉtat qui, à cause de la dépossession et du déplacement des Palestiniens qua provoqués sa fondation, condamne des générations de ses citoyens à mener une guerre continue.
Même si les juifs sont peu nombreux à se demander publiquement si cet État ethnocratique et chroniquement assiégé est « bon pour les juifs », des figures politiques aussi notoires que lancien président de lOrganisation sioniste mondiale Avraham Burg affirme que lÉtat sioniste met les juifs en danger, tant en Israël que dans la diaspora. Des théologiens juifs déplorent lérosion des valeurs morales du judaïsme imputable au projet sioniste (5).
Cette préoccupation commence à se manifester dans la culture populaire. Ainsi, dans son film Munich, le cinéaste juif américain Steven Spielberg analyse avec une grande précision le coût moral du constant recours à la force. Dans une scène du film, lun des membres du commando israélien qui traque les militants de la diaspora palestinienne ressent un tel dégoût quil en vient à démissionner. Pour expliquer son geste, il déclare: « Nous sommes juifs. Les juifs nagissent pas violemment parce que leurs ennemis le font
nous devons être justes. Cest beau, cest juif. » Alors que dans La liste de Schindler Spielberg explorait les menaces pesant sur la survie physique des juifs, dans Munich il expose les risques quils encourent quant à leur survie spirituelle. Le lobby sioniste, aligné sur la droite nationaliste en Israël, a vivement attaqué le réalisateur juif et son film, qui pourtant(5) Marc Ellis, Reading the Torah out Loud, : a Journey of Lament and Hope, Fortress Press, 2007. nétait alors quà létat de projet. Le lobby a également lancé des assauts contre des ouvrages récents - Prophets Outcast, Wrestling with Zion, Myths of Zionism, The Question of Zion, ainsi que contre des titres français comme Exil et souveraineté, La révolution sioniste est morte, Les démons de la Nakbah - qui portent sur le conflit fondamental entre le sionisme et les valeurs juives.
Même si les conflits dopinion bien marqués constituent une constante de lhistoire juive, le lobby sioniste (sexprimant cette fois par le truchement de lAmerican Jewish Committee) affirme que les juifs qui osent critiquer Israël mettent en danger son « droit à lexistence » et encouragent lantisémitisme. En réaction à cette accusation, un nombre important de juifs en Israël, au Royaume-Uni, au Canada, aux États-Unis et ailleurs - ont ranimé le débat portant sur Israël et lon trouve des reflets de cela même dans les publications conservatrices. Ainsi, en janvier 2007, The Economist publie une enquête sur la situation des juifs, ainsi quun éditorial appelant la diaspora juive à sécarter de lattitude « mon pays, quil ait tort ou raison » adoptée par de nombreuses organisations juives. Le même journal, parmi dautres médias papier ou électroniques, a publié un reportage détaillé sur la visite des rabbins à la conférence de Téhéran en décembre 2006. Lopposition des rabbins au mouvement sioniste et à lexistence dIsra-l en tant quÉtat sioniste (ils refusent de lappeler « État juif » ou « État hébreu ») a affaibli encore davantage limage dun peuple juif uni autour du drapeau israélien.
Bien des juifs et des Israéliens croient que le lobby pro-israélien qui agit contre ceux qui oeuvrent pour la réconciliation dans la région constitue une menace pour la sécurité dIsra-l. Ils affirment aussi que le lobby est une source potentielle dantisémitisme, car il est souvent perçu comme « juif », ce qui crée limpression erronée que les juifs dictent aux Américains leur politique étrangère en lorientant vers la droite. En réalité, plus des trois quarts des juifs américains tout comme les trois quarts des musulmans américains ont voté contre G. W. Bush à lélection présidentielle de 2004. Les juifs américains sont plus opposés à la guerre en Irak que leurs concitoyens en général. Il serait également faux de conclure que « les juifs » attisent le feu contre lIran. En fait, plusieurs organisations oeuvrant pour la paix en Isra-l et dans diverses diasporas juives ont tenu des propos qui condamnent la campagne contre lIran.
Dans les milieux sionistes, les efforts visant à sopposer à la campagne contre lIran sont souvent perçus comme des actes de trahison. On a pu le constater dans la manière dont les rabbins antisionistes ont été traités à leur retour de la conférence de Téhéran où ils avaient donné laccolade au président iranien. Sans prendre la peine de vérifier les faits ni den parler avec les principaux intéressés, des rabbins influents en Isra-l et un peu partout ont appelé à leur excommunication. Des manifestations se sont tenues devant leurs maisons. Les enfants de lun des rabbins ont été renvoyés dune école juive. Un autre rabbin a été exclu du cimetière juif local: on a annulé lachat quil y avait fait dun terrain pour sa propre sépulture. Un groupe dIsraéliens a agressé physiquement lun des six rabbins antisionistes, quelques semaines après la visite des religieux à Téhéran. Les assaillants ont été félicités pour leur action, ce qui montre combien lallégeance au sionisme a affaibli la tradition juive de compassion et de non-violence.
On ne peut imaginer quel autre acte aurait pu provoquer une telle indignation, certainement pas une transgression des commandements de la Torah. Lampleur exceptionnelle de la réaction indique à coup sûr que les rabbins antisionistes ont touché un point sensible. Ils ont mis en cause une croyance devenue sacrée pour bien des juifs : lidée quIsraël constitue une réparation offerte à la suite de la Shoah et une garantie contre tout autre désastre.
Bien des critiques juifs jugent cette croyance peu lucide et dangereuse. Lhistorien du sionisme Boaz Efron nous rappelle la nature transitoire de toutes les organisations politiques :
L'État d'Isra-l, et tous les États du monde, apparaissent et disparaissent. L'État d'Isra-l aussi, bien évidemment, disparaîtra dans cent, trois cents, cinq cents ans. Mais je suppose que le peuple juif existera aussi longtemps que la religion juive existera, peut-être pour des milliers d'années encore. L'existence de cet État ne présente aucune importance pour celle du peuple juif... Les juifs dans le monde peuvent très bien vivre sans lui.
Cet avertissement force de nombreux juifs à faire face à la contradiction entre la religion juive à laquelle ils prétendent dadhérer et lidéologie sioniste dont ils sont imprégnés. La campagne menée contre lIran aiguise les divisions morales et politiques parmi les juifs, qui sont de plus en plus nombreux à la dénoncer. Ainsi, le journal juif socialiste The Forward (New York) affirme que lIran ne se compare en rien avec lAllemagne nazie, mais que la rhétorique anti-iranienne fait écho à la campagne de propagande contre lIrak qui a contribué au déclenchement dune guerre meurtrière et désastreuse. Lancien chef du Mossad Efraïm Halévy et lexpert en affaires militaires à lUniversité hébraïque de Jérusalem Martin van Creveld sentendent pour dire que lIran ne représente pas véritablement une menace pour la sécurité dIsra-l.
Léloge de la précision
Les deux allégations empreintes démotion lancées contre le président iranien ont occupé une place importante dans les médias occidentaux. Par exemple, une rumeur lancée par le National Post de Toronto, au printemps 2006, selon laquelle le gouvernement iranien aurait fait passer une loi obligeant les juifs à porter un insigne de couleur jaune, a contribué à présenter M. Ahmadinejad comme un nouveau Hitler. Même si le journal sest rétracté le lendemain, cest la première nouvelle, source deffroi si elle avait été vraie, qui reste dans la mémoire, plutôt que le rectificatif du journal, dont les propriétaires sont actifs au sein du lobby sioniste. Ce type de désinformation contribue à préparer lopinion publique à un assaut militaire effectué par les États-Unis ou par Isra-l contre lIran. Une fois de plus, cest le spectre dune nouvelle Shoah quon invoque, même si Israël possède des centaines darmes nucléaires, alors que lIran, contrairement à Isra-l, a signé le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), et que ses dirigeants ont déclaré ne pas avoir lintention de se doter de larme nucléaire. Les services de renseignements américains sont arrivés à la conclusion que lIran ne vise pas à fabriquer des explosifs nucléaires. Or, les cercles pro-israéliens aux États-Unis insistent sur le durcissement des sanctions et ils poussent à appliquer dautres pressions sur lIran, ce qui rappelle le prologue de la guerre contre lIrak. Cet activisme, que déplorent beaucoup de juifs en Isra-l et ailleurs, contribue à la perception populaire selon laquelle lÉtat dIsra-l constitue pour la paix mondiale un danger plus grave que lIran,.
Afin de maintenir la ferveur de la campagne contre lIran, il est essentiel de présenter le président iranien comme un négationniste acharné à rayer de la carte Isra-l par un acte de génocide. Certes, on peut dire que, comme tout politicien, M. Ahmadinejad na rien dangélique, mais ses propos ont été déformés dune manière particulièrement dangereuse. On en a fait un dictateur extrémiste aux pouvoirs illimités, susceptible dagir de façon irrationnelle, un chef dÉtat « génocidaire ». Ce qui signifie quon doit larrêter à tout prix. Les ténors de la droite israélienne, comme Benjamin Netanyahu, appellent ouvertement à attaquer lIran et de nombreux politiciens américains leur font écho, même si les États-Unis ne sont pas menacés par une attaque iranienne. À linstar des militants sionistes, le président Bush invoque le spectre de l« holocauste nucléaire » que préparerait, selon lui, son homologue iranien. Malgré les avis contraires provenant des services de renseignements américains et de lAgence internationale de lénergie atomique (AIEA), aux États-Unis les instances officielles continuent de parler du « programme iranien darmes nucléaires ».
Les accusations contre lIran reflètent la confusion sciemment entretenue entre lÉtat dIsra-l et les juifs et cette confusion semble influer sur la politique étrangère des États-Unis. Dans ce dossier, on constate que la droite israélienne et ses alliés ailleurs dans le monde nhésitent pas à manipuler la mémoire de la Shoah pour atteindre leurs objectifs politiques.
Les intellectuels aiment bien la précision, mais les politiciens en ont eux aussi grand besoin. Ils ne devraient pas interpréter lopposition aux utilisations sionistes de la Shoah comme une tentative de nier cet événement, ni considérer que le souhait de voir seffondrer lÉtat sioniste équivaut à une menace de massacrer des millions de juifs israéliens. Les décideurs politiques doivent éviter les réactions épidermiques et ne pas se laisser manipuler par des amalgames sans fondement. Il faut que les Occidentaux agissent prudemment et rationnellement, particulièrement lorsquils ont affaire à des dirigeants quils jugent irrationnels.
(1) En français, le livre sintitule Aux origines d'Isra-l : entre nationalisme et socialisme.
(2) http://www.iran-emrooz.net/index.php?/news/more/4898
(3) http://www.iran-3.com/affiche.php?type=news&id=7910
(4) http://www.juancole.com/2006/05/bill-scher-importance-of-cole-v.html
Traduit de langlais par Laure Alteirac ; révision de Louise Garneau et Yakov Rabkin ; traduction du farsi par Shahram Nahidi ; traduction de lhébreu par Yakov Rabkin.