- On dit de vous que vous aimez conduire à vive allure. Si vous deviez choisir entre un Stradivarius et une voiture de sport...
Je conduirais une Stradivarius et jouerais sur un Lexus (rire). Non, sérieusement, un Stradivarius, jen ai déjà un, il date de 1723 et a appartenu à Kiesewetter...
- La voiture de sport, vous lavez aussi...
Oui. Cest une Lexus Convertible 8 cylindres, qui a 374 chevaux DIN. On a limpression de piloter un avion... Il marrive de rouler jusquà 270 km à lheure. Cela me détend. Ici, en Allemagne, cest merveilleux, il ny a pas de limitation de vitesse.
- A Novossibirsk, dans la Sibérie de votre enfance, votre Lexus aurait une fâcheuse tendance à rouiller...
(Il rit à gorge déployée). Cest vrai. Il y fait un froid incroyable, jusquà moins 50 degrés. Là-bas, je devais répéter avec des gants, car dans notre chambre, il faisait aussi très froid. Nous navions pas toujours de chauffage, mais il fallait que je joue ! Il faut vraiment avoir chaud au cur et boire beaucoup de vodka ! Ce que je ne faisais jamais à lépoque (rire). Mais croyez-moi si vous voulez : ici, le froid et la neige me manquent parfois.
- Décrivez-nous un peu votre vie quotidienne là-bas.
Partout où on allait, on était toujours le bienvenu, dans toutes les familles, même en arrivant à limproviste. Il y avait toujours quelque chose à manger. Pourtant, les vivres étaient rares. Tout était rationné et il était extrêmement difficile de trouver des fruits frais. Nous avions des carpes, de la viande, mais en quantités limitées. Après une journée de travail de 9 heures, ma mère, qui était directrice du conservatoire, devait encore faire la queue dans les magasins pendant trois heures. Et une fois rentrée, elle avait encore toutes les tâches ménagères. Elle ne dormait que très peu...
- Lisolement dans lequel vous viviez nétait-il pas idéal pour un musicien en herbe, qui doit se concentrer ?
Je nai jamais été isolé, mais toujours entouré damis. Et la vie culturelle était très riche, en dépit de tous les problèmes politiques. Ma mère travaillait au conservatoire, mon père jouait du hautbois dans un orchestre. On ne sennuyait jamais.
- Mais vous nétiez pas distrait par la société des loisirs, par les médias.
Cest vrai. Nous pouvions mieux nous concentrer sur la beauté des choses, sur la musique, lart, sur nous-mêmes aussi. Nous nétions pas distraits. Mais il faut dire que nous navions jamais rien connu dautre.
- Vous étiez encore tout jeune lorsque vous êtes parti pour vous inscrire à Moscou dans une école spécialisée. Aujourdhui, vous enseigner au conservatoire de Sarrebruck. Si vous comparez cette éducation rigide du régime communiste et le système occidental, à Sarrebruck par exemple...
Je suis un enfant de la Perestroïka. Jai eu la chance de profiter encore de lentraînement russe, à la dure, mais je nai pas spécialement souffert du système, comme tant de grands musiciens avant moi. Bien sûr, ce nétait pas toujours facile. Mais ma mère, restée à Novossibirsk à cause de son métier, venait souvent me rendre visite, ce qui nous a permis de travailler ensemble. Et, je le répète, nous navions jamais rien connu dautre, ce qui fait que nous nétions pas malheureux. Il est évident quici, les distractions sont bien plus nombreuses. Ce qui compte beaucoup pour moi, cest la famille. Jai toujours eu la chance que ma famille moffre un soutien sans faille. Moi-même, je vois parfois des enfants très doués qui ne sont pas soutenus. Les adultes ont peu de temps à offrir à leurs enfants, ils luttent sans cesse pour un meilleur niveau de vie, sans voir quils ont des enfants doués.
- Ou linverse, ils demandent limpossible à leur rejeton par ambition personnelle.
Oui, cela existe aussi.
- A Moscou, vous avez eu aussi loccasion de faire une autre expérience du communisme, on ne vous procurait aucun logement.
Nous, mes grands-parents et moi, avions trouvé une chambre, mais nous nétions pas autorisés à la louer car nous venions de province. Il nous était interdit de rester plus de trois mois à Moscou. Aucune aide du conservatoire non plus. La police est passée plus dune fois. Ma mère était chaque fois obligée de mentir, de prétexter que je suivais un traitement. (rire) Pendant trois ans, nous sommes arrivés à passer entre les gouttes.
- Quel rapport entretenez-vous aujourdhui avec les forces de sécurité ?
(rire) Je roule toujours trop vite. Et chaque fois que je les vois apparaître quelque part, jai le cur qui se met à battre à toute vitesse...
- A la fin des années 80, vous avez suivi votre professeur de violon au conservatoire de Lübeck. Zakhar Bron, cest son nom, disait toujours : « Lélève ne croit que ce quil entend. Moi, jenseigne la maîtrise de soi. »
Oui. Il en voyait de toutes les couleurs. Moi, je ne me laissais pas faire. Quand je lui demandais : « pourquoi comme ça ? », il me répondait : « parce que cest comme ça ». Nous étions deux caractères bien trempés. Et quand on va à laffrontement, cest toujours un peu dangereux.
- Et votre maîtrise de soi ? Je veux dire : lequel des deux a survécu ?
(rire). Les deux. Cette éducation a fait ma force et maintenant, jarrive à me maîtriser (rire)... du moins la plupart du temps. Il faut savoir faire des compromis, trouver pour chaque élève le langage quil entend. Souvent, on se retrouve pour faire autre chose ensemble. On parle de philosophie, de ce que la musique nous apporte. Cest très intéressant.
- La perception de la musique en Occident est-il différente ?
Oui. La différence nest pas dans la façon de ressentir la musique, mais dans la signification quelle a. A Novossibirsk, la musique était le seul moyen déchapper à un système répressif. Ici, en Occident, on peut tout soffrir à condition de travailler dur, je parle surtout des biens matériels. A lépoque, personne dentre nous ne se demandait : combien je donne, combien je reçois ? Ce que nous voulions, cétait voyager, être libres, jouer partout, pour tout le monde.
- Cette soif de liberté se ressent-elle dans votre interprétation ?
Difficile à dire. A Novossibirsk, je rêvais de liberté. Cela ma marqué pour la vie. Jai appris à me battre et à surmonter les obstacles. Et à ne jamais baisser les bras, à toujours garder espoir.
- Cest peut-être précisément ce qui forge la personnalité, ce qui rend votre jeu si singulier.
Oui, peut-être.
- Est-ce que vous essayer de transmettre la même chose à vos élèves ?
Oui. Je leur raconte beaucoup de choses sur ma vie. Ils comprennent ce que je leur dis, mais si on nen a pas fait soi-même lexpérience, ce nest pas la même chose. Cela dit, il nest pas nécessaire davoir eu tous ces problèmes pour devenir un bon musicien. Le talent, ça ne disparaît pas comme ça. Mais certains ne veulent pas assumer leur talent. Et jessaie dexpliquer à mes élèves que cest nécessaire.
- Quelle importance a la sonorité, la beauté du son ?
Ce qui compte, cest lexpression. Tous les grands musiciens ont une sonorité qui leur est propre. Cest une sorte de « marque déposée ». Que ce soit Rachmaninov, Kreisler ou Menuhin, on les reconnaît à leur sonorité. Certains ont peut-être une affinité physique pour une « grande » sonorité, mais cela ne signifie pas grand-chose. Lun de mes étudiants par ex. ne la possède pas, mais je sais quil a un immense talent, et quil a seulement un peu de peine encore à sexprimer. Il lutte encore contre son propre corps. Il ressent les choses, mais a encore du mal à se libérer.
Comment se libère-t-on ?
(rire) Il faut beaucoup sentraîner. Beaucoup damour, de patience et savoir faire corps avec la musique.
- Vous avez commencé par Mendelssohn, qui serait, selon vous, à la croisée des chemins.
Oui. Dun point de vue historique, je vais dans deux directions différentes. Je mintéresse beaucoup à la musique baroque, à Bach surtout. Il y a quelques années, jai même appris sous linfluence de Trevor Pinnock à jouer du violon baroque. Mais jai aussi une attirance pour le répertoire romantique, ou pour Chostakovitch, Prokofiev, ou même des premières, comme celles de Tchédrine.
- Dans le répertoire romantique, vous êtes un soliste très remarqué, alors que dans le registre baroque, vous nêtes « que » primum inter pares. Ce changement de « statut » vous pèse-t-il ?
Pas le moins du monde. Jadore la musique de chambre, jai beaucoup joué avec Rostropovitch et Barenboïm. Depuis deux ans et demi, je prends aussi des cours de direction dorchestre et jai déjà fait mes premières expériences.
- Nombre de chefs dorchestre qui ont joué dun instrument se lassent de répéter.
(rire) Non, le violon reste bien sûr ma spécialité. Pour moi, il est important de produire de la musique. Je veux me confier au public, cest le plus important pour moi.
- Le 15 février 2004, ARTE diffuse un enregistrement avec vous, le concerto pour violon et orchestre de Benjamin Britten, opus n°15, une uvre que Jascha Heifetz jugeait injouable.
Cette uvre de Britten est très particulière. Cest Rostropovitch qui mavait incité à la jouer ; il faut dire quils étaient amis. A mes yeux, Britten est un immense compositeur ; il utilise des couleurs, invente littéralement des configurations harmoniques et instrumentales pour moi, ce concerto est davantage un défi dinterprétation quun défi technique. Je le joue avec lOrchestre symphonique de la Radiotélévision sarroise. Jaime cet orchestre, comme dailleurs la ville de Sarrebruck. Jy passe beaucoup de mon temps, y compte de nombreux confrères et jy trouve latmosphère et la quiétude nécessaires pour faire tout ce que jai envie de faire.
- Le 18 avril 2004, vous jouerez le concerto pour violon de Mendelssohn et « Tzigane » de Ravel, une uvre pour violon et orchestre.
Le concerto pour violon de Mendelssohn est un concerto classique romantique, une oeuvre de transition, un must pour tout violoniste. Pour la rhapsodie concertante « Tzigane », Ravel sest laissé séduire par une merveilleuse violoniste, composant une partition virtuose aux accents tsiganes.
- Est-ce que la caméra vous stimule, est-ce que vous jouez différemment quand lobjectif est braqué sur vous ?
Cest sans importance, ce qui compte, cest dêtre bien préparé au moment de monter sur scène. La caméra ne fait que moffrir la possibilité de porter ma musique à un public plus large.
- On raconte quenfant, en studio denregistrement, vous demandiez à votre mère dapplaudir.
(rire) A lépoque, je nétais pas assez sûr de moi pour maîtriser mon émotion, pour arriver par exemple à jouer pendant 6 heures daffilée devant un espace vide. Le public, cétait ma mère. Un public vous apporte une excitation, il apporte de la vie.
Autrefois, la musique