PEPLUM-PEDAGOGIE
Les péplums et Hollywood, que dhistoires !
par Nicolas Smaghue
Les films de cinéma ou de télévision, et plus récemment les documentaires fictions, façonnent en partie la représentation que lon se fait des sociétés du passé. Cette place quils occupent dans la transmission du savoir historique mérite dêtre questionnée à plusieurs titres. Les images filmées jouent tout dabord un rôle dans la construction de limaginaire de chacun. Ensuite, depuis les années 1970, les historiens sont régulièrement sollicités par les réalisateurs ou les maisons de production pour en être les conseillers. Le cinéma hollywoodien a mêlé avec plus ou moins de réussite le religieux et le politique au travers des innombrables péplums quil a produit dans les années 1950 et 1960. Le péplum est par définition un film se situant dans lAntiquité. Il en existe plus de mille : de lépique au tragique, de laventure à lhorreur, du pastiche à la « fantasy »... Leurs sujets sont empruntés à des épisodes réels ou imaginaires, dune antiquité historique aussi bien que pseudo historique. A bien des égards il est un document dhistoire, et ceci à double titre : dune part pour la période quil relate et dautre part pour la période dans laquelle il a été réalisé. Petite visite guidée dans le monde qui décline lhistoire au pluriel...
Un spectacle grandiose, mais pas seulement
Les péplums sont dabord et avant tout de véritables spectacles populaires (Quo Vadis, Cléopatre, Gladiator peuvent en témoigner). Le péplum est en effet synonyme de grand spectacle : décors grandioses, multitude de figurants, musique pompeuse et plus récemment une violence très sanguinaire (Gladiator). Ils sont là pour nous éblouir plus que pour nous donner une leçon dhistoire ! Il sagit donc moins de juger de leur historicité (même si le professeur doit en avoir fait lanalyse) que de laisser les péplums nous entraîner dans cette sorte de western à lantique. En effet les codes sont similaires, même sil existe une grande diversité de péplums, ceux-ci traitent souvent des mêmes événements (le supplice des Chrétiens), des mêmes empereurs (Caligula, Néron, Commode..). Il reste que démêler la vraisemblance historique de limaginaire peut être une bonne piste pour une exploitation pédagogique. Les péplums permettent alors de raconter une histoire pour mieux comprendre lhistoire. La difficulté pour lenseignant est alors de conduire les deux objectifs sans surcharger la séquence de cours.
Les décors sont un bon cas décole. Ladaptation des péplums à lécran permet toutes les dérives puisque la reconstitution part souvent de zéro. Cest une particularité pour le moins originale de ces films de voir le monde romain comme un tout qui na pas évolué en 1200 ans [
1] ! Les cinéastes repèrent en effet dans lhistoire de lAntiquité toute une série de scénarios faits pour le cinéma, mais ne se soucient pas souvent de la chronologie. Les textes des historiens latins, de la mythologie et surtout ceux de la Bible offrent « des possibilités innombrables de scénarios passionnants » (Ricardo Freda), mais aussi des situations variées pouvant être mises en spectacle (les guerres, les combats de gladiateurs, les entrées triomphales...). On sautorise alors des libertés avec lhistoire. Mais des spécialistes sont convoqués pour les costumes, les décors, les paysages et cela donne aux réalisateurs la conviction de quasiment reconstituer les images de lAntiquité. Ces films peuvent être de véritables et excellentes reconstructions. Pour son film Alexandre(2005), Oliver Stone a été plébiscité par la critique pour la qualité de ses reconstructions, son respect de lhistoire : Alexandre équipé comme les Romains lont dessiné sur la mosaïque pompéienne de la bataille dIssos (visible au Musée de Naples)... « Un film historique qui respecte lhistoire » pour reprendre les propos de Lucien Jerphagnon [2]
Comparé à Alexandre de Robert Rossen, lui aussi un modèle du genre, les effets visuels sont supérieurs.
Les reconstructions plus ou moins historiques du réalisateur peuvent être le miroir de la société et de lépoque à laquelle il appartient. Ce nest plus tout à fait alors un simple spectacle. Cela dépasse la période historique censée être représentée. Le film Quo vadis? (1951) qui dénonce à la fois la cruauté dun empereur romain et le système totalitaire est aussi une dénonciation de lURSS de Staline, dans le contexte de la Guerre Froide. Pour reprendre Marc Ferro, il convient sans doute dapprocher les films historiques avec méthode : critique méthodique (interne et externe) du document filmique, analyse du discours sur lhistoire, recherche de limpact du film sur la société dont il est le produit. On peut alors distinguer les cinéastes qui se servent de lHistoire pour les besoins de lintrigue et du spectacle, sans avoir le souci déclairer le passé par une approche personnelle, de ceux qui tiennent un véritable discours historique. On comprend ici lintérêt dune critique historique du péplum : rechercher dune part lidéologie qui le sous tend et dautre part le rapport quil entretient à lHistoire. Si le genre du péplum a longtemps été jugé mineur, nayant vocation ni pédagogique ni artistique, il peut néanmoins être considéré comme ayant une capacité à évoquer le passé quil est censé représenter et celui du contexte de lépoque du réalisateur. Cest dans ce sens que lon peut le mettre en rapport avec létude des idéologies.
Regards croisés sur quelques péplums au service dune lidéologie et de la religion aux États-Unis
Faire un film sur lAntiquité a permis et permet encore dexprimer certains points de vue sans avoir à supporter la censure. Selon Natacha Aubert [
3] , on a souvent voulu voir dans le péplum des années 50-60 « un contre coup à la guerre froide ». Les films, nombreux au demeurant, dans lesquels le héros lutte contre un tyran pour sauver un peuple écrasé ou, comme dans Spartacus (1960), une révolte desclaves ou de gladiateurs se lève contre loppression, permettent de militer en faveur de la lutte des classes sous couvert de faits historiques. Ils sont tellement éloignés du monde contemporain quils ne constituent pas une menace, du moins à priori. Spartacus, produit et joué par Kirk Douglas, a été réalisé au moment le plus intense de « la chasse aux sorcières » aux Etats-Unis et cela nest pas sans conséquences. Il sagit certes de films où lauteur du scénario prend de grandes libertés car il élabore une oeuvre de fiction. Pour cette raison, ces documents sont à exclure de prime abord de toute utilisation pédagogique. Il faut malgré tout creuser la critique et montrer aux élèves, comme le souligne Jean-Dominique Brignoli [4] , les contresens fâcheux dune vision moderne et typiquement américaine sur la politique appliquée à Rome. Dans Ben Hur [5] de William Wyler (1959), la vision cinématographique des Romains est marquée par le contexte historique des années 50 : on y fait clairement référence à laffrontement entre le « camp de la liberté » et le « système totalitaire » soviétique et par certains côtés à loccupation allemande. Rome est un pouvoir oppressif incarné essentiellement dans les figures de Messala (le méchant à lorigine de tous les maux de la famille Hur) ou, avec plus de nuances, dans celle de Ponce Pilate. Lempereur Marc-Aurèle, dans Gladiator de Ridley Scott (2000), donne limage dun empereur philosophe, tolérant, et ne voulant que le bien de son peuple dans le cadre de la République quil faut rétablir. Cependant la République romaine a été plutôt élitiste et noyautée par quelques grandes familles alors que le régime impérial a été plus participatif et méritocratique. Ensuite, certaines scènes représentant Rome sont troublantes (notamment à larrivée du fils indigne, Commode), car elles rappellent les cérémonies nazies de Nuremberg et témoignent avec force de lassimilation américaine de Rome à un régime fascisant où le pouvoir écrase le peuple : lalignement des rangs de soldats qui sétend à perte de vue, larchitecture de Rome qui ressemble aux maquettes du grand Berlin rêvé par Hitler, ou encore la coloration sépia de limage qui accentue cette vision. Les reconstitutions froides et déshumanisées de Rome opposent ainsi un monde corrompu et sans âme, le régime impérial, à un monde vertueux, celui de la République, incarné par Marc Aurèle et le héros Maximus.
Le cinéma américain est aussi le miroir des influences religieuses et de la référence à Dieu. Les péplums néchappent pas à la règle, ils font largement appel à la morale religieuse et chrétienne en particulier. Selon François Monnanteuil [6], la référence à Dieu est depuis les origines un facteur dunité pour une société américaine marquée par sa diversité. Le puritanisme a été le ciment de la société par son souci de vivre en conformité avec la volonté divine. Le code Hays en est un exemple [7]. Celui-ci doit permettre déviter toute déviation, toute atteinte à lordre établi (religieux, social, moral...), sauf si on le justifie par un scénario qui le rend indispensable. Dans toute la mesure du possible, la déviation devait être suggérée plutôt que montrée de façon explicite. Si la déviation est néanmoins montrée, elle doit lêtre dune façon qui ne la rende pas séduisante ou excitante, en particulier pour le jeune spectateur. Ainsi difficile dentrevoir un nombril dans de nombreux péplums des années 1950-60 ! Lordre établi et ses institutions ne doivent pas faire lobjet non plus dun traitement qui les ridiculisent, qui leur fassent perdre leur dignité [8]. Ce code sera cependant régulièrement violé par les cinéastes à partir de 1950. Les cinéastes se livrent lieu souvent dans ce contexte à de véritables morceaux de bravoure quand ils tentent de respecter lauthenticité archéologique tout en respectant la loi (deux faits parfois contradictoires). Ainsi en matière de religion par exemple, on ne doit jamais ridiculiser un dogme, une foi religieuse. Un prêtre ne peut être présenté ni comme un personnage comique ni comme un « vilain ». Dans Quo Vadis de Mervyn Le Roy (1951), lapôtre Paul est malmené par le général romain Marcus Vinicius qui ne comprend pas le sens du mot « rabbin ». Cette scène discrédite Vinicius aux yeux du spectateur qui ne peut que déplorer lintolérance de ce romain. Marcus va apprendre à connaître les Chrétiens grâce à Lygia, une esclave convertie, dont il tombe amoureux. Evidemment il se convertit... Là encore, la vision américaine de Rome, intolérante, est bien partiale. Cest oublier que que les Romains intégraient les croyances étrangères à leur propre culte, le tout dans une vaste communauté politique romaine. Néron dans Quo Vadis est présenté comme le mal absolu, le matricide et le mauvais Romain car il a la faiblesse de sintéresser plus aux plaisirs et aux arts quà la gestion de lEtat. Il prend aussi les premières « mesures » antichrétiennes au moment de lincendie de Rome en 64 ap. J-C (les lois néroniennes) qui semblent être selon les historiens de simples mesures de police. Il est aussi celui qui martyrisa Pierre et Paul. Il est donc toujours présenté, dans le péplum, comme lAntéchrist (tradition ésotérique du Moyen-Âge). Limage de Néron, au demeurant amusante et somme toute iconoclaste grâce à la composition de Peter Ustinov, est autant marquée par le contexte de la Guerre Froide (Staline) que par la "martyrologie" chrétienne. Deux civilisations saffrontent : lordre romain présenté comme totalitaire et le christianisme, ce qui fait référence à laffrontement Est-Ouest. On approche ici la mystique dun film qui donne à voir un empereur véritable allégorie du mal absolu. Dans Les dix commandementsde Cécil B. De Mille (1956), Charlton Heston incarne à la fois lhomme athlétique, héros très américain, mais aussi le guide du peuple élu (consciemment ou inconsciemment assimilé aux Américains) qui résiste à loppression égyptienne. Les arrières pensées idéologiques et même mystiques, une nouvelle fois, sont évidentes.
Utiliser le péplum en classe, quelques pistes
Les péplums sont des films que le professeur peut utiliser concernant lantiquité qui est abordée dans les programmes : le fait religieux (lexemple des Hébreux), les cadres principaux des institutions politiques de lAntiquité (lexemple de Rome) sont au cur des programmes de collège et lycée. Le versant de lidéologique, des pratiques culturelles, ou encore des systèmes de valeurs et de normes constituent un autre axe dexploitation de ces films dans un cadre pédagogique.
Former des élèves dâge mûr (au lycée) à un regard critique est une occasion dutiliser ces productions qui évoquent doublement le passé : dune part lantiquité, dautre part lépoque à laquelle ces films ont été produits. Une partie du corps de valeurs dont se nourrit le modèle américain est visible dans le film Quo Vadis. Dans les premières minutes du film, où le consul est de retour avec sa légion à Rome, la voix off donne une lecture véritablement caricaturale de lEmpire romain, mais bien manichéenne du monde. Le péplum est au service dune idéologie... Toujours sur la thématique des affrontements idéologiques, la scène de lentrée « triomphale » de Commode à Rome dans le Gladiator de Ridley Scott (2000) est tout aussi caricaturale et idéologique. Il nest sans doute pas inutile à ce titre de montrer lassimilation de Rome à un pouvoir fasciste où le pouvoir écrase le peuple
Les Etats-Unis seraient le seul rempart ? Le seul pays apte à défendre la liberté dans le monde ? Les dix commandements de Cecil B. De Mille (1956) peuvent aussi renforcer lidée quà travers ce film, les américains sidentifient au peuple élu.
Sur la naissance et la diffusion du christianisme, les péplums sont utiles. Quo Vadispermet une entrée par lexpansion du christianisme à travers les voyages de Paul de Tarse. Même si certains critiques jugent ce péplum « accablant » [
9], il détient finalement certaines vertus pédagogiques que le professeur dhistoire pourra utiliser. Lessentiel, ou presque, de ce quun élève du secondaire a besoin de comprendre est contenu dans le film : les méthodes, les lieux, les hommes de la diffusion du message du christ, la conversion progressive des Romains, quelques scènes où on assiste aux rassemblements des premières communautés chrétiennes. Celles-ci se réunissent dans des lieux assez informels (les catacombes par exemple) qui témoignent dune Eglise qui se construit.
Des films à visionner avec précautions
La collusion entre politique et religion (et même la mystique du pouvoir, sa représentation) dans les péplums du cinéma américain passé et actuel a de quoi nous aider à conduire de nombreuses leçons. Les films les plus actuels se revendiquent comme étant plus proches de la réalité historique. Pourtant cela névite pas les dérives cinématographiques tel Gladiatorqui donne à voir de graves contresens historiques, eux-même soupçonnables de partis pris idéologiques. Une autre production de Ridley Scott, Kingdom of Heaven, qui sans être un péplum, tend aussi à délivrer un message de paix (« made in USA ») à destination de ceux qui semblent aujourdhui se replonger au temps des croisades, confirme sil en était besoin tous les bienfaits comme les travers dHollywood. Capable de proposer des reconstitutions et des décors extraordinaires, les productions tendent à proposer presque essentiellement des produits formatés et rentables, conformes à lidée que lAmérique se fait du monde. Il est finalement assez paradoxal dobserver quà notre époque, alors même que la censure est officiellement plus légère que dans les années 50, les films produits sont de plus en plus conformes
Cest pourtant lensemble de ces contradictions qui font des péplums un objet détude privilégié mais encore peu exploité.
1] Michel Eloy, Rome, in Claude Aziza (dir.), Le péplum : Lantiquité au cinéma, coéd. Corlet-Télérama, CinémAction, n° 89, 4e trim. 1998, pages 56 à 62.
2] Alexandre : quel péplum ! , Le Nouvel observateur, http://artsetspectacles.nouvelobs.c.... Lucien Jerphagnon est lauteur dune vingtaine douvrages sur les mondes et les philosophies antiques.
[3] Natacha Aubert, doctorante spécialiste de la représentation de lAntiquité dans le cinéma, Université de Neuchâtel.
[4] Jean-Dominique Brignoli, Le Visage de Rome au cinéma, la ville de tous les fantasmes cinématographiques, Histoire antique, hors-série 8, Décembre-Février 2005.
[5] Ben Hur, roman écrit par Lewis Wallace en 1898 est déjà porteur dune vision de lempire romain au XIXe siècle.
[6] François Monnanteuil, Le fait religieux aux Etats-Unis, dans lenseignement du fait religieux, les actes de la DESCO, 2003.
[7] Le code Hays a été rédigé en 1927 et appliqué de 1934 à 1966
[8] Cité dans Jean-Loup Bourget, La norme et la marge, Nathan 1998.
[9] Jean-Pierre Coursodon, Bertrand Tavernier, 50 ans de cinéma américain, Presses De La Cite, édition mise à jour 2003, page 629.
Bibliographie
Natacha Aubert, Un cinéma daprès lantique - Du culte de lAntiquité au nationalisme dans la production muette italienne, LHarmattan, Le Temps de limage, 2009. Hervé Dumont, LAntiquité au cinéma. Vérités, légendes et manipulations, coédition Nouveau Monde (Paris) et Cinémathèque suisse (Lausanne), 700 pages, 800 photos en couleur, analyse de quelque 2 200 films et téléfilms. Jean-Dominique Brignoli, Le Visage de Rome au cinéma, la ville de tous les fantasmes cinématographiques, Histoire antique, hors-série 8, Décembre-Février 2005. Jean-Pierre Coursodon, Bertrand Tavernier, 50 ans de cinéma américain, Presses De La Cite, édition mise à jour 2003. Christian Delage, Vincent Guigueno, Lhistorien et le film, Folio histoire, 2004. Marc Ferro, Cinéma et histoire, Folio histoire, 1993. Claude Aziza (dir.), Le péplum : Lantiquité au cinéma, (avec la collab. de Michel Éloy, Hervé Dumont, Laurent Aknin, Lucas Balbo & alii), coéd. Corlet-Télérama, CinémAction, n° 89, 4e trim. 1998, 183 p. Cinémaction, n°89, 1998, en particulier larticle dAnnie Collognat ("Ab Urbe Condita. - Du mythe à lécran : la naissance de Rome"), p.63-69. Frédéric Martin, LAntiquité au cinéma, Paris, Dreamland, 2002. Le péplum : lAntiquité au cinéma, Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1983. Cinéma et pédagogie, Revue belge du cinéma, n. 32, Bruxelles, septembre 1992. Jacquinot-Delaunay, Du cinéma éducateur aux plaisirs interactifs : rives et dérives cognitives, in BEAU F., DUBOIS P., LEBLANC G., Cinéma et dernières technologies, INA - DeBoeck Université, Paris-Bruxelles, 1998.
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