Publié le 07/02/2014
à 18:36 Le Figaro Par Guillaume Perrault
- L'école est en crise. Dans leur ouvrage,
Transmettre, apprendre (Stock), en librairie le 12 février, le philosophe et
historien Marcel Gauchet et ses coauteurs veulent réconcilier les avancées des
dernières décennies avec l'enseignement d'autrefois. Le Figaro en publie en
exclusivité de larges extraits.
Marcel Gauchet occupe une place centrale dans le paysage
intellectuel français. Directeur d'études à l'École des hautes études en
sciences sociales, rédacteur en chef de la revue Le Débat, il a forgé une
théorie de la démocratie nourrie de l'histoire intellectuelle de l'Europe. Son
nouvel ouvrage, Transmettre, apprendre, est coécrit avec Marie-Claude Blais et
Dominique Ottavi, respectivement maîtrede conférences et professeur en sciences
de l'éducation.
Rupture dans la
transmission?
«On le voit, le paradoxe de la transmission aujourd'hui,
c'est qu'elle perdure avec vigueur, bien qu'elle soit par principe récusée, en
particulier en matière de pédagogie. Dans ce domaine, certains observateurs
parlent même d'évitement de la transmission, à l'instar de cette formatrice
en arts plastiques qui voit les jeunes enseignants valoriser pour leurs élèves
la démarche expérimentale et la confrontation aux matériaux, plutôt que les
savoirs et savoir-faire qu'ils ont eux-mêmes reçus de leurs maîtres, en matière
de dessin par exemple. (
)
Ce qui frappe l'observateur contemporain, c'est un retrait
significatif des adultes, parents ou enseignants, de l'acte de transmission au
profit de la liberté de choix et de l'expérimentation par soi-même. Toute
appartenance ou affiliation est vue comme un obstacle à la liberté et à la
créativité, perçue comme un déterminisme inacceptable ou comme l'imposition
d'un réseau d'obligations et de dettes à l'égard de crimes que les nouveaux
n'ont pas commis. Elle est rejetée pour son incompatibilité avec le présupposé
individualiste de la démocratie: L'individu est fils de ses uvres. Elle est
refusée en tant que facteur d'inégalité, au même titre que l'ancienne
transmission des charges, privilèges et places sociales. Aucune hiérarchie entre
les êtres n'est plus admissible. Or la transmission, qui repose sur la
différence des générations, est implicitement soupçonnée d'asseoir la
supériorité des anciens. Chaque génération devrait commencer sa trajectoire
pour son propre compte. (
)
Pourquoi les mêmes familles qui souhaitent tellement
transmettre leurs biens propres évitent de transmettre le reste, en particulier
ce qui leur vient d'un passé commun ou de la tradition? Tentons d'examiner ce
qui s'est produit. Il faut d'abord prendre en compte une mutation immense,
celle de la famille (
), l'esprit dans lequel elle élève les enfants a changé.
Elle se préoccupe moins de leur donner les armes qui les rendront capables dans
le futur de participer à la vie sociale et d'y jouer un rôle. Elle pense avant
tout à favoriser au présent l'épanouissement de l'enfant, autour duquel elle se
bâtit désormais, et tend à rejeter les normes et codes qui, bien
qu'indispensables à tout processus de socialisation, pourraient brimer la
spontanéité: Pourquoi le forcer à dire bonjour, s'il ne le sent pas?.
« En réalité, tout ce qui est de l'ordre des contraintes
imposées par la vie sociale est disqualifié. »
En réalité, tout ce qui est de l'ordre des contraintes
imposées par la vie sociale est disqualifié. C'est pourquoi, ce qui tend à
s'affaiblir et même à disparaître, ce sont en priorité les transmissions des
croyances et les normes léguées par la tradition, ainsi que les appartenances
institutionnelles (politiques ou religieuses par exemple). La rupture la plus
patente, selon Danièle Hervieu-Léger, concerne la transmission de la religion,
dans laquelle la foi personnelle et l'adhésion à une institution collective
sont étroitement liées: Dans ce domaine plus que dans les autres, la capacité
de l'individu à choisir l'orientation qu'il donne à sa vie tend à prendre le
pas sur la fidélité à l'héritage reçu (
).
Une autre explication serait à rechercher dans les immenses
transformations technologiques et sociales, en particulier en matière de communication.
Le sentiment de rupture s'est exprimé dès les années 1950, avec l'explosion des
médias de masse, radio et télévision, opérant une diffusion massive de valeurs
nouvelles, individualistes et consuméristes. À partir des années 1970, un
certain nombre d'auteurs analysent la troisième révolution industrielle comme
une véritable révolution culturelle. Cette révolution silencieuse a fait
émerger des valeurs dites post-matérialistes (bonheur, famille, authenticité,
épanouissement, qualité de vie) qui manifestent un remaniement global des
références collectives. Il s'agirait là de véritables fractures qui atteignent
en profondeur les identités, le rapport au monde et les capacités de
communication des individus.
« Quand s'efface le passé et que l'avenir s'obscurcit, le
présent devient l'horizon indépassable, et l'on assiste à un détachement du
passé qui a d'immenses répercussions sur la transmission. »
Margaret Mead, en 1970, est sans doute celle qui a le mieux
décrit les trois temporalités du passage de relais entre générations:
déterminée par le passé, projetée vers l'avenir, ou encore focalisée sur le
présent. Or, après la Grande Guerre, la rapidité des changements dans les
moyens de communication, mais aussi dans les murs et les loisirs, a donné le
sentiment que tous les savoirs et savoir-faire établis depuis des siècles
devenaient obsolètes, donc inutiles à transmettre. C'est à ce moment que s'est
enclenché un processus de discrédit de la tradition et que s'est creusé ce que
Margaret Mead a nommé Le Fossé des générations. Quand s'efface le passé et que
l'avenir s'obscurcit, le présent devient l'horizon indépassable, et l'on
assiste à un détachement du passé qui a d'immenses répercussions sur la
transmission. C'est en partie le sens de ces répliques si fréquentes dans les
classes de philosophie d'aujourd'hui: Mais que peuvent avoir à nous dire des
hommes qui sont morts depuis longtemps? C'est le succès, à l'inverse, pour
tenter de conjurer ce déni de ce qui nous a fait ce que nous sommes, de l'appel
à un lancinant devoir de mémoire, en réalité peu propice à renouement avec le
passé tant il est dissocié d'une véritable démarche historique (
).
Maîtres et disciples
La relation entre maître et disciple mobilise enfin cet
autre puissant ressort symbolique qu'est le don. Le maître est celui qui donne,
au sens le plus fort du terme, gratuitement, sans que rien ne l'y oblige, et
qui donne non seulement du savoir, mais de lui-même - c'est la particularité de
son don: il s'y implique. Il ne se borne pas à transmettre du savoir, il fait
don de ce qu'il a appris. Le disciple est celui qui sait qu'il a la chance de
recevoir. Celui, partant, qui sur la base de ce legs dont il mesure la portée,
peut trouver l'énergie de donner à son tour afin de rendre ce qu'il a reçu.
C'est en fonction de cette chaîne des générations conçue
idéalement pour ne pas s'interrompre que la transmission acquiert sa
signification dernière, au-delà de ses protagonistes actuels. Elle vient
d'avant et elle est destinée à se poursuivre après. Et il n'y a que le don qui
soit un ressort assez puissant pour activer ce lien de succession qui constitue
l'âme du progrès du savoir dans le temps.
Personne n'apprend que par lui-même et pour lui-même en vue
de sa seule utilité, contrairement à l'illusion qu'entretient l'individualisme
contemporain. Apprendre, en dernier ressort, symboliquement parlant, c'est
toujours apprendre de quelqu'un pour transmettre à quelqu'un (
).
Autant de significations agissantes, le plus souvent
dissimulées sous des considérations plus triviales, voire carrément contraires,
qui émergent en se cristallisant sous les traits du maître. Elles sont
présentes à l'arrière-fond de toute relation d'enseignement, dès son plus
humble niveau. On s'en aperçoit lorsqu'elles disparaissent (
). Chez cet
individu érigé en maître de ses curiosités, la motivation tend à s'étioler,
l'appétit chute. Ces savoirs censés avoir été rendus à leur véritable raison
d'être ne suscitent pas le désir. C'est qu'ils tiraient une bonne partie de
leur sens d'ailleurs. La mystérieuse désaffection qui les frappe au milieu
d'une société qui célèbre leur efficacité comme nulle autre avant elle trouve
ici l'une de ses sources (
).
Lire, écrire, compter
Le problème le plus profond de l'école d'aujourd'hui est
qu'elle ne sait plus ce que veut dire apprendre. L'école dite traditionnelle
croyait le savoir, par une manière d'évidence, sans trop se poser la question.
Ses conceptions, qui étaient plutôt des présuppositions, n'ont pas résisté à
l'examen. Elles ont été balayées par les rénovateurs du XXe siècle, qui ont cru
faire entrer la pédagogie dans l'âge positif (
).
« Cette fois, la rupture avec le moule invisible de la
société de tradition a été consommée pour de bon. »
Le contexte historique et social a consacré ces
orientations, à la faveur du grand tournant des années 1970. Il leur a donné
une force hégémonique qu'elles n'avaient pas, en dissolvant le support tacite
qui les maintenait malgré elles dans l'orbite traditionnelle. Cette fois, la
rupture avec le moule invisible de la société de tradition a été consommée pour
de bon, en même temps que la rupture avec le mode de socialisation qui allait
avec (
).
Si audacieuses qu'elles pouvaient être, les propositions des
réformateurs continuaient de s'inscrire dans ce cadre, qu'elles entendaient
simplement transformer de l'intérieur. L'individualisation radicale qui a
résulté de la ruine de ce cadre, individualisation à la fois sociale et
idéologique, a changé la donne. Elle a non seulement assuré le triomphe des
conceptions réformatrices, en en faisant des évidences partagées (au point de
renvoyer dans l'oubli le nom de leurs promoteurs), mais elle leur a aussi
conféré en pratique une radicalité qu'elles ne comportaient pas.
Elle a imposé une idée de ce que veut dire apprendre où il
n'y a plus que des appropriations individuelles possibles et concevables, sur
la base des motivations, des intérêts et des besoins de chacun, là où le souci
des pédagogues, conscient ou non, était de préserver un équilibre entre la
précédence des savoirs et leur nécessaire conquête personnelle.
Vieille expérience: une chose est la production des idées,
autre chose sont les conditions de leur succès et de leur concrétisation. En
l'occurrence, le grossissement déformant qu'elles subissent en étant devenues
la vulgate dominante oblige à les réinterroger. Il en fait ressortir les
limites. Les éléments de vérité qu'elles comportent ne permettent pas de s'en
contenter, tellement pour le reste elles passent à côté de la réalité,
tellement elles laissent l'école désarmée devant sa tâche. Il est chaque jour
plus manifeste que les choses ne se passent pas de cette façon. Nous entrons,
volens nolens, dans une troisième étape, celle de la critique de la critique.
Il ne peut plus être question de se contenter de ce qui se révèle être une
mythologie sociale tout aussi trompeuse, pour finir, que celle qu'elle a
supplantée (
). Nous sommes à la recherche d'un équilibre que l'on devine
difficile (
).
À l'heure d'Internet
Ce qu'il y a de nouveau, avec l'arrivée d'Internet, c'est la
brutale contestation des apprentissages scolaires, soudain frappés
d'obsolescence: méthodes archaïques déclarées inadaptées aux digital
natives, outils périmés, savoirs soudainement dépouillés de l'intérêt qu'ils
pouvaient encore susciter il y a trente ans. Cette fois-ci, apparaît au grand
jour ce que peu osaient dire auparavant: il est impossible à l'école, au risque
de se détruire, d'être complètement en phase avec le contemporain. Sa fonction
de tradition lui impose d'être toujours en décalage avec les mutations sociales
et techniques, ainsi d'ailleurs qu'avec l'événement, aussi dramatique fût-il:
Maintenant, je commence la leçon de calcul, enchaînait l'instituteur de Jules
Romains en 1908, immédiatement après avoir annoncé à ses élèves l'imminence de
la guerre en Europe. L'institution scolaire est dans une autre temporalité,
faite de rapport au passé, d'anticipation raisonnée du futur, et de lenteur
dans l'acquisition des savoirs (
). Nous savons que les écrans occupent
aujourd'hui les 9-16 ans trois heures et demie par jour en moyenne (pour le
couple télévision-Internet), hors du temps scolaire. Que savons-nous réellement
de leurs effets cognitifs? Une telle enquête devrait amener une société qui
prend soin de sa jeunesse à se poser au moins une question très simple: est-il
bon d'augmenter encore le temps d'exposition des enfants aux écrans?» ■
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